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RENÉ GUÉNON ET LA MAÇONNERIE OPÉRATIVE

René Guénon et l'initiation maçonnique

Blason des Souverains Commandeurs du Temple

Blason des Souverains Commandeurs du Temple

RN 1 & 2
Trois cent ans des Franc-maçonnerie

          Nous voudrions présenter ici, et cela dans le prolongement de notre article « René Guénon et l’initiation » paru dans le livre du tricentenaire de la Franc-Maçonnerie, l’enseignement de Guénon sur l’initiation maçonnique. L’apport de cet enseignement est considérable et il ne sera pas question d’un exposé complet ; nous nous contenterons d’aperçus sur les quelques points qui nous ont paru devoir retenir l’attention.

              Si l’on s’en tient aux apparences, la « carrière maçonnique » de René Guénon peut troubler. En effet, tout d’abord en 1906, alors qu’il n’a pas encore 20 ans, René Guénon s’inscrit, par l’intermédiaire d’un ami, à l’École Hermétique créée par Papus. Cette école qui singeait les études secondaires profanes, servait d’antichambre à tous les groupements occultistes, fatras des forgeries du même Papus, tout particulièrement son Ordre martiniste, lequel n’avait évidemment aucune filiation avec Louis-Claude de Saint-Martin. D’ailleurs Saint-Martin n’a jamais fondé le moindre groupement initiatique. Mais c’était le lieu idéal pour le jeune Guénon de pénétrer toutes ces organisations. Nous nous limiterons dans le cadre de cet article aux seules organisations maçonniques.

            Il est reçu Apprenti dans la Loge symbolique Humanidad n° 240, le 27 octobre 1907. Cette Loge, dont Charles Détré (Téder) était le Vénérable, appartenait à la Maçonnerie « irrégulière » du Rite National Espagnol, rite apparenté aux rites de Memphis et Misraïm. Le 10 avril 1908, il est élevé au grade de Maître et le mois suivant il entre au Chapitre et Temple INRI du « Rite Primitif et Originel swedenborgien », introduit en France par Papus grâce à une patente octroyée par John Yarker qui en était l’auteur. Ce rite n’était donc ni « primitif » ni « originel » ni d’ailleurs swedenborgien !

           En 1908, en avril semble-t-il, René Guénon reçut de Theodor Reuss, Grand Maître du Grand Orient et du Souverain Sanctuaire du Rite ancien et primitif de l’Empire d’Allemagne, le cordon de Kadosch, 30ème degré du rite ancien et primitif. Theodor Reuss était le représentant de Yarker en Allemagne dont il avait reçu une patente en 1902.

               En cette même année, début juin, Papus organisa à Paris avec l’aide de Téder, le congrès spiritualiste et maçonnique dont l’objectif était de rassembler toutes les organisations à prétentions initiatiques de l’époque ainsi que toutes les obédiences irrégulières afin de s’opposer à la maçonnerie « matérialiste et politique », selon les propres dires de Papus, du G.·. O.·. et de la G.·. L.·. D.·. F.·.. Yarker d’ailleurs, quoiqu’absent, en était le président d’honneur et était représenté par Theodor Reuss. Au cours de ce congrès, ce dernier communiqua les grades 30-90 du rite ancien et primitif à René Guénon. Alors que Guénon se trouvait à la tribune, il la quitta abruptement, montrant ainsi son désaccord et sa rupture avec les organisations papusiennes. Ce furent les derniers grades irréguliers et occultistes qu’il reçut. Il avait suffisamment fait le tour de la question pour savoir à quoi s’en tenir sur la valeur de ce que véhiculaient ces organisations occultistes.

           Cependant, il n’avait pas encore effectué toutes ses investigations dans le monde maçonnique ; il se fit recevoir au grade de M.·. le 21 mars 1912 dans la L.·. Thébah sous les auspices de la G.·. L.·. D.·. F.·.. Cette L.·. travaillait au REAA et possédait un rituel qui, selon René Guénon, avait conservé beaucoup d’éléments provenant de l’ancienne maçonnerie « opérative », l’office des Diacres entre autres.

                Il assista aux Tenues de cette loge jusqu’en 1913 ou 1914. Il y présenta une Pl.·. « L’enseignement initiatique » à la fin de l’année 1912 qui sera publiée en 1913 dans la revue d’Oswald Wirth, Le Symbolisme. Mais après la Grande Guerre, et peut-être même avant, il ne fréquenta plus aucune loge. Thébah apparaît ainsi comme l’ultime vérification de la nature traditionnelle et initiatique de la F.·. M.·.. Il avait désormais effectué son enquête sur la Franc-Maçonnerie et les organisations occultistes ; c’est ainsi qu’il pourra écrire plus tard cette déclaration devenue célèbre :

          « Des investigations que nous avons dû faire à ce sujet, en un temps déjà lointain, nous ont conduit à une conclusion formelle et indubitable que nous devons exprimer ici nettement, sans nous préoccuper des fureurs qu’elle peut risquer de susciter de divers côtés : si l’on met à part le cas de la survivance possible de quelques rares groupements d’hermétisme chrétien du moyen âge, d’ailleurs extrêmement restreints en tout état de cause, c’est un fait que, de toutes les organisations à prétentions initiatiques qui se sont répandues actuellement dans le monde occidental, il n’en est que deux qui, si déchues qu’elles soient l’une et l’autre par suite de l’ignorance et de l’incompréhension de l’immense majorité de leurs membres, peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle ; ces deux organisations, qui d’ailleurs, à vrai dire, n’en furent primitivement qu’une seule, bien qu’à branches multiples, sont le Compagnonnage et la Maçonnerie. Tout le reste n’est que fantaisie ou charlatanisme, même quand il ne sert pas à dissimuler quelque chose de pire ; et, dans cet ordre d’idées, il n’est pas d’invention si absurde ou si extravagante qu’elle n’ait à notre époque quelque chance de réussir et d’être prise au sérieux, depuis les rêveries occultistes sur les “initiations en astral” jusqu’au système américain, d’intentions surtout “commerciales”, des prétendues “initiations par correspondance” ! » (1)

           On le voit, cette affirmation n’est pas sans importance. De la part de celui qui condamna le plus sévèrement la civilisation occidentale moderne, la déclaration que nous venons de citer montre que, malgré tout, une organisation véritablement traditionnelle et initiatique subsiste en Occident et ce n’est pas rien. Certes, il s’agit d’une organisation amoindrie, déchue même, mais non intrinsèquement amoindrie et déchue. Elle l’est uniquement « par suite de l’ignorance et de l’incompréhension de l’immense majorité de [ses] membres ». (2) Cette déchéance est certes grave, mais non irrémédiable. Il suffit, si nous pouvons dire, que l’« immense majorité de ses membres », c’est-à-dire les Maç.·. des structures obédientielles d’après 1717, recouvre l’intelligence de ce vénérable et digne métier. Toute l’œuvre de Guénon, même lorsqu’elle n’aborde pas directement ce sujet, devait dès lors s’employer à nous restituer cette intelligence.

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L’autorité doctrinale de René Guénon

 

               On pourrait nous objecter que sa carrière maçonnique, entendre sa présence en Loge, apparait bien courte – à peine deux ans ! – et bien insuffisante pour lui permettre cette entreprise de restauration de la Maç.·.. C’est que la connaissance de Guénon n’est pas la résultante de son initiation maçonnique. Son initiation est antérieure, elle remonte au moins à 1904 et relève d’une transmission de la Tradition hindoue, selon le témoignage de son ami Frans Vreede au colloque de Cerisy-La-Salle : « Il [Guénon] fut initié par une personnalité hindoue, affiliée à une branche régulière d’un ordre initiatique remontant à Shankarâchârya ». Ce rattachement est certain, même si nous ne connaissons pas le guru de Guénon. En effet, nous savons que celui-ci possédait un tableau représentant l’épouse d’un brahmane que Guénon déclara à son entourage être celui de la femme de son guru. Nous savons aussi qu’il portait une bague ou chevalière à la main droite gravée du monosyllabe sacré Om.

                Ce n’est pas là son seul rattachement initiatique. René Guénon a aussi été rattaché au Taoïsme et à l’Islam. Nous ne connaissons pas non plus par qui le rattachement au Taoïsme a pu avoir lieu ; celui-ci aussi est pourtant certain : André Préau, un lecteur de René Guénon, devenu collaborateur des Études Traditionnelles, avait écrit dans un article publié en Inde que c’était à l’enseignement oral d’Orientaux que Guénon devait sa connaissance des doctrines de l’Inde et de l’ésotérisme islamique. À cet article, que Clavelle avait soumis pour relecture à Guénon, celui-ci ajouta « et du Taoïsme ». Nous connaissons bien, en revanche, comment Guénon reçut en 1910 l’influence spirituelle véhiculée par la tarîqa shâdhilite, transmise par Abdul-Hâdi, moqaddem du Sheikh Elîsh el-Kebîr.

                Cependant, nous pensons pouvoir affirmer que ces rattachements initiatiques aux trois grandes Traditions orientales, n’expliquent pas, à eux seuls, l’autorité doctrinale de René Guénon. Dans un article intitulé « Sagesse innée et sagesse acquise », Guénon explique qu’il existe des êtres qui n’ont pas besoin de l’effort du travail personnel de réalisation spirituelle pour parvenir à l’initiation effective, parce que la connaissance effective d’un être étant acquise une fois pour toute, si celle-ci a été acquise dans un état d’être précédent logiquement (et non pas temporellement) la naissance humaine, cette connaissance y apparaîtra comme innée. C’était le cas des hommes nés pendant le premier âge du monde, l’Âge d’or ou le Satya Yuga, mais pour les hommes d’aujourd’hui, nés durant le Kali Yuga ou l’Âge de fer, la réalisation spirituelle est conditionnée par l’initiation virtuelle qui s’impose à tous, même aux êtres à la sagesse innée. À leur sujet Guénon écrit : « en effet, non seulement l’initiation, au lieu de n’être tout d’abord que virtuelle comme elle l’est habituellement sera pour lui immédiatement effective, mais encore il “reconnaîtra” ces degrés, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme les ayant déjà en lui […]. Ce cas est comparable aussi à ce que serait, dans l’ordre de la connaissance théorique, celui de quelqu’un qui possède déjà intérieurement la conscience de certaines vérités doctrinales, mais qui est incapable de les exprimer parce qu’il n’a pas à sa disposition les termes appropriés, et qui, dès qu’il les entend énoncer, les reconnaît aussitôt et en pénètre entièrement le sens sans avoir aucun travail à faire pour se les assimiler. Il peut même se faire que, lorsqu’il se trouve en présence des rites et des symboles initiatiques, ceux-ci lui apparaissent comme s’il les avait toujours connus, d’une façon en quelque sorte “intemporelle”, parce qu’il a effectivement en lui tout ce qui, au delà et indépendamment des formes particulières, en constitue l’essence même ». (3) Il est clair que cela s’applique à Guénon lui-même. Dans la citation que nous venons de faire, dans « mais qui est incapable de les exprimer parce qu’il n’a pas à sa disposition les termes appropriés », on reconnaîtra facilement l’allusion à la remarquable élaboration du vocabulaire doctrinal de Guénon dans une langue profane, et dans « en présence des rites et des symboles initiatiques », sa maîtrise du symbolisme et des rites, en particulier les symboles et rites maçonniques qui nous préoccupent aujourd’hui.

                 Nous pensons avoir montré, s’il en était besoin, le degré d’autorité de Guénon en ce qui concerne la Maçonnerie et la légitimité à prendre appui sur son œuvre pour permettre à celle-ci de redevenir une voie de réalisation métaphysique effective.

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L’amoindrissement et la déchéance de 1717

 

           Le premier point à considérer pour cette entreprise de restauration d’une Maçonnerie opérative est la compréhension de la nature de « l’amoindrissement et de la déchéance » qu’il a dénoncés. Pour Guénon, c’est la création de la Grande Loge de Londres puis d’Angleterre qui est la cause de cet amoindrissement, parce qu’elle a consacré la rupture avec le métier ; il l’a écrit à de nombreuses reprises en particulier dans cet extrait qui est une note à la deuxième édition du Théosophisme :

            « Christopher Wren, dernier Grand-Maître de l’ancienne Maçonnerie anglaise, mourut en 1702 ; les quinze années qui s’écoulèrent entre cette date et la fondation de la nouvelle Grande Loge d’Angleterre (1717) furent mises à profit par les Protestants pour opérer un travail de déformation qui aboutit à la rédaction des Constitutions publiées en 1723 ; les Rév. Anderson et Desaguliers, auteurs de ces Constitutions, firent disparaître tous les anciens documents (Old Charges) sur lesquels ils purent mettre la main, afin qu’on ne s’aperçût pas des innovations qu’ils introduisaient, et aussi parce que ces documents contenaient des formules qu’ils estimaient fort gênantes, comme l’obligation de fidélité “à Dieu, à la Sainte Église et au Roi”, marque incontestable de l’origine catholique de la Maçonnerie. » (4)

          En 1926 dans la revue Regnabit, René Guénon publia un article intitulé « À propos des signes corporatifs et de leur sens originel » dans lequel il affirme les mêmes explications sur l’origine de la déviation de 1717 ; il y ajoute une note qui précise : « Il y a eu ultérieurement une autre déviation dans les pays latins, celle-ci dans un sens antireligieux, mais c’est sur la “protestantisation” de la Maçonnerie anglo-saxonne qu’il convient d’insister en premier lieu. » (5)

         La condamnation par Guénon de la Maçonnerie obédientielle de 1717 est nettement plus forte que celle de la suppression en 1877 par le G.·. O.·. de l’obligation en la croyance en Dieu, et 10 ans plus tard la non-obligation d’ouvrir les Trav.·. à la G.·. D.·. G.·. A.·. D.·. L.·. U.·.. La raison en est que la création de la G.·. L.·. D.·. A.·. fut une rupture avec la Maçonnerie opérative alors que la crise de 1877, en France d’abord, puis dans les pays latins, n’en est qu’une conséquence ; cette rupture ayant permis la pénétration des idées profanes au sein de la Maçonnerie. Pour Guénon, cette déviation fut réalisée par des Maçons acceptés, c’est-à-dire des gentlemen qui n’exerçaient pas le métier de Maçon, mais qui appartenaient de plein droit à la Maçonnerie opérative sans toutefois y avoir reçu la plénitude de l’initiation. D’après lui, Anderson n’était que Compagnon accepté, reçu en tant que chapelain de sa loge dans une loge destinée à cet effet, la Loge de Jakin. Toute loge opérative se devait d’avoir pour membres acceptés, un chapelain et un médecin. N’étant que Compagnons, ces Maçons acceptés ignoraient les grades supérieurs de la Maçonnerie opérative et lorsque qu’en secret ils créèrent la Maçonnerie spéculative moderne, leur science maçonnique étant incomplète, cette Maçonnerie ne comporta que deux grades ; c’est ainsi que Guénon explique l’absence du grade de Maître dans les débuts de la Maçonnerie andersonnienne. Mais, selon lui, il existait encore au début du XVIIIème siècle des loges opératives dont les membres, surtout des Irlandais, ou bien des Anglais membres de loges restées indépendantes de la G.·. L.·. D.·. A.·., n’avaient pas accès aux nouvelles loges de cette nouvelle obédience. Ce sont eux qui sont à l’origine de la Grande Loge des Antients. René Guénon y attachait de l’importance parce que cette nouvelle obédience avait conservé davantage d’usages de la Maçonnerie opérative : le rituel de grade de Maître avec son mot de Maître substitué, plus proche de son origine hébraïque que celui de la Maçonnerie andersonnienne, l’office des Diacres (Deacon) et surtout le Holy and Royal Arch, l’Arche Royale, comme il est d’usage de la nommer en français.

 

Maçonnerie « opérative » et Maçonnerie « spéculative »

 

                Si Guénon attache autant d’importance à la Maçonnerie opérative, c’est parce qu’il ne donne pas le même sens à « opératif » que celui que les historiens de la Maçonnerie lui attribuent. De plus, il accorde une valeur infiniment plus grande aux opératifs qu’aux spéculatifs, à rebours de ce que l’on considère ordinairement : « le passage de l’“opératif” au “spéculatif”, bien loin de constituer un “progrès” comme le voudraient les modernes qui n’en comprennent pas la signification, est exactement tout le contraire au point de vue initiatique ; il implique, non pas forcément une déviation à proprement parler, mais du moins une dégénérescence au sens d’un amoindrissement ; et […] cet amoindrissement consiste dans la négligence et l’oubli de tout ce qui est “réalisation”, car c’est là ce qui est véritablement “opératif”, pour ne plus laisser subsister qu’une vue purement théorique de l’initiation. » (6) La Maçonnerie spéculative moderne, ne faisant plus usage que de la raison discursive, ne dépasse pas le domaine individuel. On peut même dire qu’elle enferme dans le domaine individuel. Comme son nom l’indique, la connaissance spéculative est une connaissance par reflet alors que la connaissance initiatique effective est une connaissance directe, qui opère l’identification de l’être connaissant et du sujet connu, ce qu’est exactement la réalisation spirituelle.

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Initiation de métiers et les trois voies

 

            Parce que l’initiation maçonnique est une initiation de métier, Guénon la considère comme une initiation relevant du Karma mârga, la voie des œuvres de l’Hindouisme, la troisième des trois voies, les deux autres étant le Jnâna mârga, la voie de la connaissance et le Bhakti mârga, la voie de la dévotion. Comme telle, et contrairement à la première des voies – le jnâna mârga, la voie de la connaissance pure – la voie des œuvres fait appel à des éléments proprement individuels, afin de réaliser l’individualité intégrale par l’actualisation harmonieuse et équilibrée de la totalité des possibilités de l’individualité de l’initié, ce que Guénon appelle la réalisation des « petits mystères ».

            S’il existe trois grandes catégories de voies initiatiques, c’est qu’elles s’adressent à des êtres dont les dispositions individuelles sont différentes. La première, la voie de la connaissance pure, concerne des êtres de nature contemplative, dont la réalisation « doit tendre aussi directement que possible à la possession des états supérieurs de l’être », les deux autres sont destinées à des êtres qui occupent une position plus périphérique dans le domaine humain, et qui doivent d’abord passer par une phase préparatoire dans laquelle la réalisation s’appuie principalement sur les facultés individuelles, psychiques et corporelles, avec une accentuation plus grande sur les facultés corporelles dans l’initiation de métier. Pour Guénon, les Occidentaux étant essentiellement tournés vers l’action, par suite de la dégénérescence cyclique, il ne reste plus guère que des êtres qualifiés pour la troisième voie, ceux qualifiés pour les voies de dévotion et de connaissance étant en infime minorité ; c’est la raison pour laquelle seuls la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage ont perduré en Occident.

 

La Maçonnerie « refuge » des initiations disparues

 

                  En Occident ne subsistent plus guère que des initiations de métier, et parmi celles-ci, il ne reste plus que le Compagnonnage qui a gardé un lien effectif avec le métier. Il n’y a jamais eu en Occident d’initiation relevant uniquement du Jnâna mârga ; celles qui ont pu exister au sein ou en lien avec des ordres monastiques comportaient toutes un élément « bhaktique » plus ou moins accentué. En revanche au Bhakti mârga correspond en Occident l’initiation chevaleresque qui a perduré même au-delà du moyen âge. Initiation chevaleresque et initiation de métier, en tant qu’initiations prenant pour point de départ les facultés individuelles, ont toujours entretenu des relations de proximité ; et lorsque l’initiation chevaleresque, par suite de la dégénérescence cyclique, ne fut plus capable de se perpétuer, elle a pris refuge dans les organisations initiatiques de métier moyennant une adaptation de ces dernières : « Signalons incidemment que ceci peut obliger ceux qui sont encore qualifiés pour cette voie à “se réfugier”, s’il est permis de s’exprimer ainsi, dans des organisations pratiquant d’autres formes initiatiques qui primitivement n’étaient pas faites pour eux, inconvénient qui peut d’ailleurs être atténué par une certaine “adaptation” effectuée à l’intérieur de ces organisations mêmes. » (7)

             Ainsi s’explique pour Guénon ce que les historiens appellent la « légende templière », mais qui, pour lui, est un héritage spirituel au sens d’une influence spirituelle effective transmise à la Franc-Maçonnerie. De-là aussi la présence de hauts grades chevaleresques dans les différents rites maçonniques, et même la présence d’un ordre équestre initiatique souché sur la Maçonnerie comme au Rite Écossais Rectifié. L’origine de l’expression « Art royal » témoigne de cette ancienne proximité et de cet héritage initiatique chevaleresque, car pour Guénon le terme « Art » désigne le domaine des connaissances, les rites et symboles ainsi que les applications de la voie initiatique concernée. Le domaine des connaissances relevant de l’Art Royal est le domaine des sciences traditionnelles cosmologiques – la métaphysique pure relevant quant à elle de l’Art sacerdotal. La science cosmologique par excellence en Occident est l’Hermétisme dont l’application est l’alchimie qui pour Guénon doit s’entendre au sens intérieur et non au sens matériel des transmutations métalliques. C’est un fait que beaucoup de symboles hermétiques sont présents en Maçonnerie particulièrement celle du REAA, et la science héraldique, qui est aussi une science hermétique, est constitutive de l’ordre intérieur du R.E.R. ; un grade entier de l’ordre intérieur, le grade d’Écuyer Novice, repose sur cette science traditionnelle puisque le travail de ce grade consiste pour l’Écuyer Novice en l’élaboration de son blason.

 

Initiation de métier et ritualisation de la vie

 

                  Puisque les initiations de métier relèvent de la voie des œuvres, du Karma mârga, Guénon, connaissant trop bien la mentalité dominant en Occident, explicite la nature de l’action dans cette voie : « le terme de Karma, quand il s’applique à une voie ou à une forme initiatique, doit être entendu avant tout dans son sens technique d’“action rituelle” », mais, ajoute-t-il, toute action dans une société intégralement traditionnelle est ritualisée ; c’est une société où le point de vue profane a disparu. Même sans vivre dans une société traditionnelle, et notre société occidentale moderne n’en est certes pas une !, le Maçon, en tant qu’initié, doit, au moins pour son propre compte, se défaire du point de vue profane et faire de toute action ordinaire, une action ritualisée, « tout au moins pour toute action qui est en rapport avec l’initiation, et il en est notamment ainsi pour tout ce qui concerne la pratique du métier dans le cas des initiations artisanales ». (8) C’est là la supériorité d’une initiation qui a encore conservé un lien avec le métier. De ce point de vue, pour Guénon, le Compagnonnage est supérieur à la Maçonnerie car l’exercice du métier offre une plus grande facilité de restauration opérative.

 

Art Royal et Art sacerdotal

 

            Bien que la désignation d’« art sacerdotal » ait entièrement disparu dans la Maçonnerie moderne, cependant, elle convenait évidemment à l’art des constructeurs des cathédrales du moyen âge. La disparition de l’Art sacerdotal s’est produite vers la Renaissance nous dit Guénon, avec l’empiètement progressif du temporel sur le spirituel, et la perte au moins partielle de la tradition qui en est résulté. Guénon ajoute en note : « Certains fixent avec précision au milieu du XVe siècle la date de cette perte de l’ancienne tradition, qui entraîna la réorganisation, en 1459, des confréries de constructeurs sur une nouvelle base, désormais incomplète. Il est à remarquer que c’est à partir de cette époque que les églises cessèrent d’être orientées régulièrement » (9) L’art sacerdotal étant lié au pouvoir des clés, celui de lier et de délier les influences spirituelles, d’assurer la communication entre l’état humain et les états supérieurs de l’être, et la connaissance de la géographie sacrée qui permet de déterminer le lieu et l’orientation des édifices sacrés, l’art des constructeurs lui est nécessairement associé. Il est légitime dès lors de s’interroger sur l’éventuel refuge, à l’instar de l’initiation royale, de l’initiation sacerdotale au sein de la Maçonnerie ne serait-ce qu’à l’état de vestiges.

             À cette interrogation, René Guénon apporte une réponse positive en se référant à l’Arche Royale dont il souligne que son appellation véritable est Holy and Royal Arch. En effet, dans une note en bas de page de son article « Le symbolisme du dôme » (É. T. oct. 1938), il écrit : « Dans l’initiation maçonnique, le passage from square to arch représente proprement un passage “de la Terre au Ciel” (d’où le terme d’exaltation pour désigner l’admission au grade de Royal Arch), c’est-à-dire du domaine des “petits mystères” à celui des “grands mystères”, avec, pour ceux-ci, le double aspect “sacerdotal” et “royal”, car le titre complet correspondant est Holy (and) Royal Arch […]. – Les formes circulaire et carrée sont aussi rappelées par le compas et l’équerre, qui servent à les tracer respectivement, et qui s’associent comme symboles de deux principes complémentaires, tels que le sont effectivement le Ciel et la Terre. »

             Cette note nous ramène à la Maçonnerie opérative car Guénon considérait que l’Arche Royale provenait directement de la Maçonnerie opérative via la Maçonnerie des « anciens ». Il a d’ailleurs développé certains aspects du symbolisme de ce grade qui sont de toute première importance pour une restauration « opérative » de la Maçonnerie, nous pensons en particulier au symbolisme de la keystone – la clé de voûte – la transmission du mot sacré du grade et aux signes. René Guénon regrettait que ce grade fût inconnu en France, du moins à son époque, et qu’il fût donc difficile de le recevoir et le pratiquer.

 

Les Hauts Grades

 

               Ces considérations sur l’Arche Royale permettent d’évoquer sa position sur les Hauts Grades. On sait que Jean Reyor n’accordait de valeur qu’aux trois grades symboliques ; telle n’était pas du tout la position de René Guénon. C’est encore une fois dans l’article « Parole perdue et mots substitués » que nous puiserons l’énoncé de sa position :

          « La raison d’être de ces derniers grades, si on ne les considère pas comme n’ayant qu’un intérêt simplement “archéologique” (ce qui serait évidemment une justification tout à fait insuffisante au point de vue initiatique), est en somme la conservation de ce qui peut encore être maintenu des initiations dont il s’agit, de la seule façon qui soit restée possible après leur disparition en tant que formes indépendantes ; il y aurait certainement beaucoup à dire sur ce rôle de “conservateur” de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre dans le monde occidental actuel ».

                Les « initiations d’un autre ordre » dont il s’agit sont les initiations royales et sacerdotales ; nous avons déjà noté ce rôle de suppléance, autant que possible, aux organisations initiatiques disparues. Cet article avait retenu l’attention de lecteurs maçons de René Guénon, en particulier Marcel Maugy qui demanda des précisions dans sa lettre du 30 juin 1949 à René Guénon :

           « J’ai souvent pensé que la raison de la conservation des gr.·. additionnels est la faculté de réalisation qu’ils peuvent offrir à certains individus dont les tendances peuvent être en “sympathie” avec les formes que ces gr.·. perpétuent ; d’où l’intérêt de “prendre” ces gr.·.. Ai-je raison ? »

                 René Guénon lui répondit le 8 septembre 1949 :

                 « Votre remarque au sujet des possibilités qu’offrent à certains les...

 

 

Pierre Notuma

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La suite de cet article est exclusivement réservée à nos abonnés ou aux acheteurs du numéro 13 des Cahiers de l'Unité

Les Hauts Grades
Art royal et sacerdotal
initiation de metier
RN 7
Maçonnerie refuge
initiation de metiers et 3 voies
RN 6
Maçonnerie operative
RN 4 et 5
l'amoindrissement
RN 3
l'autorité doctrinale
RG init Theodor Reuss.png

Theodor Reuss (1855-1923)

Rituels authentiques de la Loge Thébah
Oswald Wirth (1860-1943)

Oswald Wirth (1860-1943)

Triangle alphabet maçonnique
Sir Christopher Wren

Sir Christopher Wren

(1632-1723)

Grand Maître en 1683, réélu en 1698, mais s’en démettra après avoir été destitué de ses fonctions d’architecte de la Couronne par le roi Guillaume d’Orange. Il fut l’architecte de la cathédrale Saint-Paul de Londres. Il est le reconstructeur de Londres après le grand incendie de 1666.

The seal of the grand lodge of masons London
Le Révérend presbytérien James Anderson (1679-1739)

Le Révérend presbytérien James Anderson

(1679-1739)

der steinmertzen bruder
René Guénon lettre du 19 mai 1936
René Guénon lettre du 19 mai 1936

Lettre du 19 mai 1936

Blason Maçonnerie
RG init blason 2.png
Blason Maçonnerie
La clef de Voûte Maçonnerie

La Clef de Voûte (Keystone)

de la Maçonnerie de la Marque

(Order of Mark Master Masons).

   Les lettres doivent se lire dans le sens solaire, à partir de 12 heures : HTWSSTKS (Hiram Tyrian Widow’s Son Sendeth To King Salomon, Hiram de Tyr, Fils de la Veuve, Envoyé au Roi Salomon). Dans le cercle intérieur, le Maçon de la Marque (Mark Master Mason) doit placer sa propre marque.

       La « Mark Masonry », pourrait, en un certain sens, être regardée comme une continuation du grade de Compagnon (Fellow Craft).

      La légende du « Mark Degree », qui se subdivise en « Mark Man » et « Mark Master », est fondée sur cette parole de l’Écriture : « La pierre que les constructeurs avaient rejetée est devenue la pierre angulaire » (Psaume CXVIII, v. 22), citée dans l’Évangile (Luc, ch. XX, v. 17). – Parmi les emblèmes caractéristiques de ce degré, la « clef de voûte » (keystone)  joue un rôle analogue à celui de l’équerre dans la « Craft Masonry ».

Blason maçonnique
RN 8
RN 9
Blason maçonnique
Blason maçonnique
Marques maçonniques
Citation

Pour citer cet article :

Pierre Notuma, « René Guénon et l'initiation maçonnique », Cahiers de l’Unité, n° 13, janvier-févier-mars, 2019 (en ligne).

 

© Cahiers de l’Unité, 2019 

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