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ÉDITORIAL René Guénon

Hommage à Mark S.G. Dyczkowski

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On entrait chez Mark entre Shiva et Shaktî (ici l’ancienne fresque, avant qu’elle ne soit remplacée par celle en mosaïque de la Kâlî de Calcutta). Devant, un caducée semblait annoncer sa fonction d’herméneute. © DR

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Hemendranâtha Chakravarti 

(1918-2011)

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Gopinâth Kaviraj (1887-1976) 

à l’ashram de Mâ Ânanda Mayî à Bénarès

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Sampurnanand Sanskrit Vishwavidyalaya (Sampûrṇânand Saṃskrta Vishvavidyâlaya)

à Vâranâsî est l’une des plus grandes universités sanscrites au monde. © DR

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M. Alexis Sanderson

À Oxford, il se dédia à ses étudiants aussi gracieusement et attentivement que Shrî Lakshman-jû l’avait fait pour lui pendant six ans au Cachemire. Parmi ceux-ci, on peut citer :  Jason Birch, Parul Dave, Csaba Dezső, Paul Gerstmayr, Dominic Goodall, Jürgen Hanneder, Gergely Hidas, Madhu Khanna, Csaba Kiss, Nina Mirnig, John Nemec, Srilata Raman, Isabelle Ratié, Péter-Dániel Szánto, Judit Törzsök, Somadeva Vasudeva, James Mallinson, Ryugen Tanemura, Joel Tatelman, Anthony Tribe, Alex Watson, et Mark Bien sûr.

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Budhaditya Mukherjee

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Swâmî Lakshman-jû

(1907-1991)

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Les cinq visages de Shiva correspondant aux cinq transmissions

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Taleju

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Cette peinture représentant un ascète provient du mur d’un havelî (maison de maître) à Mukundgarh, au Rajasthan (1880). Elle est également reproduite à la page 221 du livre. Pour M. White, il s’agit d’un Nâth Yogî. Ceux-ci apprécieront d’être associés de la sorte avec les « sinister yogîs » utilisant leurs pouvoirs (siddhis) à des fins personnelles ainsi que M. White présente les yogîs dans son livre. On se demande d’ailleurs pourquoi quelqu’un placerait l’image d’un yogî maléfique à l’intérieur de sa demeure. Pour Sir James, c’est encore une erreur de M. White. Le tilak (la marque sur le front), la moustache, les anneaux d’oreilles fixés aux lobes, et l’épée indiquent qu’il s’agit plutôt d’un Dashânâmî Nâgâ Samnyâsî de l’ordre Giri. En effet, les Nâths n’ont jamais été militarisés à la manière des Dashânâmî et Râmânandî nâgâs, et les anneaux des Nâths sont situés dans le cartilage au milieu de l’oreille. Bien entendu, il va de soi que ni les uns ni les autres n’ont à voir avec les « magiciens noirs » que seraient les yogîs selon M. White.

              À nos lecteurs qui n’en seraient pas encore avertis, nous avons le regret et la tristesse d’annoncer la mort paisible du grand Shivaïte shâkta Mark S.G. Dyczkowski survenue à Bénarès (Vârânasî) le 2 février 2025. Il était né le 29 août 1951. Il avait 73 ans seulement. Il était de ces hommes dont la constitution naturelle participe de ces forces qui ne faiblissent pas avec le temps, mais se rompent d’un seul coup, ne laissant après elles que le silence d’un effroi sacré. Bien que sa volonté, comme son intelligence fussent inchangées jusqu’à la fin, sa santé corporelle avait été néanmoins insensiblement fragilisée par une néphrectomie en 2009, un mois après la parution de son monumental ouvrage en 6 tomes publiés en 14 volumes, le Manthânabhairavatantra (1), tantra ésotérique consacré à la mystérieuse déesse Kubjikâ (2) qu’il avait traduit et abondamment commenté. Cette publication marqua pour lui l’aboutissement d’un long chemin intérieur qui l’avait notamment conduit à découvrir une voie initiatique tantrique secrète (3), et à obtenir la révélation de l’identité cachée de la déesse des prêtres et des rois de la dynastie Malla qui régna sur le Népal du XIIe au XVIIIe siècles (4). Ainsi, à lui s’appliquait cette parole de la Bible : « La gloire de Dieu est de cacher les choses, celle des rois de les découvrir » (Proverbes, XXV, 2). Il se souviendrait toujours de cet événement comme d’une intense infusion d’énergie, une sorte d’initiation directe par la Déesse elle-même qui signifiait pour lui qu’Elle voulait qu’il sache qu’Elle était heureuse qu’il l’ait trouvée. Dans la tradition hindoue, comme autrefois dans la tradition grecque, il est dit que les dieux aiment à se cacher (paroksapriyâ iva hi devâh), et donc aussi à ce qu’on les cherche et les trouve.           
       Mais Mark avait compris que c’était Elle qui l’avait choisi, et ce qu’il donnait si généreusement avec tant d’amitié immédiate et de simplicité spontanée à tous ceux venus du monde entier qui frappaient à la porte de sa maison rouge de Narad Ghât au bord du Gange à Bénarès, que ce soit sa science qui couvrait tous les aspects de l’Hindouisme, ses conseils, son soutien intellectuel ou moral, et la paix de l’âme avec un râga de sitâr, c’était la Déesse qui le leur donnait parce qu’il était à jamais devenu son serviteur. Il le disait souvent, il ne voulait que La servir, et tout ce qu’il nous donnait, c’est à Elle qu’il l’offrait. C’est un prasâd que l’on recevait alors, la grâce d’un don divinement sanctifié.
       Il ne cachait pas les émotions qui le traversaient, et je revois encore son visage exprimant l’étonnement et le dépit d’avoir eu à subir cette opération du rein à laquelle ses proches l’avaient fortement incité, tandis qu’il aurait voulu ne rien faire, sans doute pour que la Déesse lui montre de nouveau son attention en le guérissant. Toujours en quête du sens, et sachant comme tous les initiés véritables qu’il n’y a pas de causes secondes (Shiva est autant l’agent suprême, kartâ, ou la cause, kârana, que l’effet, karyâ), il voulait déceler la raison véritable de cette épreuve et, se parlant surtout à lui-même, nous confiait y voir une contrepartie sacrificielle que la Déesse lui imposait pour lui avoir permis d’exposer publiquement certains de ses secrets et d’avoir révélé l’actualité permanente de sa présence qui avait toujours été soigneusement occultée jusqu’alors. Que répondre? Nous restions silencieux tout en pensant que si la Shekinah réside toujours au chevet des malades, c’était que la Présence divine voulait ainsi être avec lui. À l’époque, sans doute dans le souci qu’il avait des travaux qui lui restaient à accomplir, il se demandait si sa vie s’en trouverait abrégée. Peut-être songeait-il alors que l’amour est plus fort que la mort, et que la Déesse voulait qu’il revienne tout entier auprès d’Elle sans tarder davantage, si tant est qu’ils eussent été jamais séparés...      

           Dans le premier tome de son magistral ouvrage, il avait évoqué avec un peu d’inquiétude le courage de ceux qui avaient bravé pour lui la disciplina arcani, mais si l’écriture est parfois ce qui est dit en le taisant, c’est qu’il pressentait déjà que ce dévoilement des mystères de Kubjikâ ne serait pas sans conséquence pour lui-même. C’est dans les Acknowledgements de ce grand livre qu’il y faisait allusion, et nous en traduisons ci-après une partie. Ils apportent diverses précisions qui reprennent en les complétant les quelques données biographiques de la présentation que nous avions publié dans le n° 5 de cette revue en 2017, alors que Mark Dyczkowski était très peu connu du public francophone (5).        

          Les noms de ceux qu’il cite pour les remercier permet d’entrevoir la richesse du paysage humain qu’il a connu au cœur même de la ville immémoriale et sacrée de Kâshî la lumineuse. Les hommes modernes qui demandent, non parfois sans un certain mépris, ce que peut bien être la Tradition dont parle René Guénon, et si elle est encore vivante, y trouveront une réponse. De même, les victimes de l’obsessionnelle propagande occidentale contre les castes, qui imaginent l’Hindouisme comme une forme traditionnelle fermée et socialement ségrégative, y verrons que l’accueil prodigué à cet étranger témoigne au contraire d’une ouverture fraternelle incomparable envers ceux qui veulent accéder à ses trésors intellectuels et partager sa raison d’être : 

      « En réfléchissant à plus de 35 années d’études, dont la plupart ont été marquées par la bonne fortune de vivre en Inde, la Terre Sainte des Rishis, des Siddhas et des Yoginîs, je ne peux m’empêcher de ressentir qu’une toute-puissante Force Divine a guidé ma vie. Toute reconnaissance d’aide ou d’inspiration reçues doit commencer pour moi par un profond sentiment de gratitude envers l’Être Unique et Infini qui soutient toutes choses et qui en est à la fois l’origine et la fin ultime. Dans notre monde moderne et laïc, de telles déclarations semblent inappropriées et contraires à l’esprit d’objectivité détachée qu’exige une recherche universitaire sérieuse. Néanmoins, tenu en tant qu’érudit par le devoir moral de reconnaître mes sources et l’assistance de ceux qui m’ont aidé et enseigné, je ne peux faire autrement. Sans cette impulsion, aussi inscrutable que puissante, qui m’a poussé à quitter l’Angleterre, mon pays natal, pour l’Inde en 1968, et sans les nombreuses personnes que j’ai eu la chance de rencontrer là-bas et qui m’ont enseigné et guidé, les ouvrages que nous présentons au lecteur n’existeraient pas.

           Parmi les nombreuses personnes qui me viennent à l’esprit, je ne peux en citer que quelques-unes, la première étant celle de feu Ambikadatta Upadhyaya, aux pieds duquel j’ai découvert le sanscrit et les merveilles de la littérature sanscrites. Hemendranâtha Chakravarti [6], disciple renommé du grand Mahâmahopâdhyâya Gopinâth Kaviraj [7], m’a ouvert les portes des glorieux royaumes du Shivaïsme du Cachemire. Par la suite, le vénéré maître cachemirien, Swami Lakshmanjû [8], a scellé ma quête par son initiation et ses enseignements divinement inspirés. Les mots ne peuvent exprimer le bonheur d’une personne qui a eu le privilège de s’asseoir aux pieds d’un être pleinement réalisé et d’étudier sous sa direction. Swamiji était un grand maître de la pratique spirituelle intérieure. Au Népal, j’ai été introduit au monde vaste et complexe du rituel Newar Kaula par Kedararaja Râjopâdhyâya [9], dont les ancêtres étaient les purohitas [« prêtres »] et gourous tantriques des rois Malla de Bhaktapur [10]. Kedararaja m’a généreusement consacré son temps et a courageusement bravé les conséquences possibles d’avoir transmis pareilles choses hors du cercle secret des initiés [népalais]. 

          Vrajavallabha Dvivedi [11], ancien directeur du département de Yogatantra à l’Université sanscrite Sampûrnânanda de Bénarès, a été une source inépuisable de connaissances. Son œuvre est véritablement remarquable, couvrant pratiquement toutes les grandes voies tantriques, y compris le Shivaïsme du Cachemire, mais aussi le Siddhânta shivaïte [12], le Vîra shivaïsme [13], la Shrîvidyâ [14] et les Kaula Tantras [15], le Pañcarâtra vishnuïte [16], les Anuttarayoga Tantras bouddhistes [17] et même le Tantrisme jaïn [18]

          Dans d’autres domaines d’études, je ne peux que me souvenir avec gratitude de B.P. Tripathi [19], plus connu sous le nom de Vâgîsha Shâstrî, ancien directeur du département de recherche de l’Université Sampûrnânanda, qui a travaillé pendant des années pour m’enseigner la grammaire sanscrite à la fois de manière traditionnelle et selon sa propre méthode didactique. 

       Bien que je n’aie pas étudié formellement avec le professeur K. D. Tripathi [20], ancien directeur du département de sanscrit de l’Université hindoue de Bénarès, je dois reconnaître que les nombreuses conférences que je l’ai entendu donner et les dialogues que j’ai eus avec lui au fil des ans m’ont beaucoup inspiré et aidé à comprendre la Pratyabhijñâ [21], la doctrine de la grammaire de Bhartrhari [22], l’esthétique d’Abhinavagupta et les Âgamas shivaïtes. De même, j’ai eu la chance d’assister à de nombreuses conférences et cours de feue Premalata Sharma [23], ancienne doyenne de la faculté de musique de BHU [Banaras Hindu University] et présidente de l’Académie Sangit Nataka. Il existe de nombreux autres érudits renommés à Kâshî [24] que je dois également remercier pour leur inspiration, tels que le professeur Ananda Krishna et feu Vatukanatha Khiste, héritier direct de Bhâskara Râya [25], érudit et adepte de la Shrîvidyâ. Un merci tout particulier à Bettina Bäumer [26], dont le dévouement et l’érudition dans de nombreux domaines ont été pour moi une source d’inspiration constante tout au long de nos 35 années de relations amicales. Parmi ceux qui ne résident pas à Bénarès, je tiens à remercier chaleureusement le professeur Navajivan Rastogi [27], dont les travaux et les conférences m’ont été d’une grande aide. 

        Je ne dois pas oublier de mentionner mes bons amis et compagnons de voyage, en particulier le Dr Shitalaprasad Upadhyaya, professeur adjoint au département de Yogatantra de l’Université sanscrite Sampûrnânanda, et le professeur Rana Singh [28], du département de géographie de l’Université hindoue de Bénarès. Je suis particulièrement reconnaissant à ce dernier pour son enseignement, direct et indirect, sur les principes de la géographie sacrée, en particulier celle de Kâshî. […] 

        Je garde toujours un souvenir reconnaissant à mes compagnons étrangers. Parmi mes estimés aînés et mentors, il y a le professeur André Padoux [29] qui, surtout ces dernières années, m’a apporté un grand soutien moral par son appréciation à mes humbles efforts. Le professeur Richard Gombrich [30] ne m’a jamais oublié, bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis qu’il a été mon directeur de thèse à Oxford. Parmi mes autres proches, il y a encore le regretté David Kinsley [31], un homme sincère et humble qui prenait plaisir à la conversation et aux échanges de vues. David Lorenzen [32] est un ami de plus de vingt-cinq ans que j’ai appris à mieux connaître ces dix dernières années, depuis qu’il a commencé à effectuer de courts séjours annuels à Vârânasî. Il a toujours apporté avec lui de nouvelles perspectives et de nouveaux centres d’intérêt, ainsi que sa profonde sensibilité et une nature discrète qui masquent la profondeur de son érudition. Parmi mes pairs, je voudrais tout d’abord remercier «l’autre David», David White [33], qui est un érudit sincère et authentique. Ami cher, il m’a toujours soutenu sans faille et a toujours fait de son mieux pour me maintenir sur la voie de l’achèvement de ces volumes. Un troisième David est David Lawrence [34] qui, passionné par la philosophie de la Pratyabhijñâ, a toujours rallumé ma flamme par son enthousiasme et ses idées. Parmi les plus jeunes, je me souviens de Jeffrey Lidke [35], dont les échanges ont suscité de nombreuses réflexions, et de John Nemec [36] qui fait bien les choses et a beaucoup à offrir. […] 

      Je réserve une place particulière à mon vénéré professeur, Alexis Sanderson [37], du département de sanscrit de l’Institut oriental de l’Université d’Oxford, avec qui j’ai eu la chance d’étudier pour ma thèse de doctorat sur les enseignements Spanda du Shivaïsme du Cachemire entre 1975 et 1979. C’est lui qui a jeté les bases de ce travail en 1981, en m’offrant en cadeau de mariage des copies manuscrites de deux textes : le Tantrasadbhâva et le Kubjikâmata. L’étude du Shivaïsme du Cachemire sous la direction du professeur Sanderson m’a ouvert les portes du vaste et riche univers des premiers Shaivâgamas qui m’ont profondément fasciné et attiré. Voyant mon intérêt, le professeur Sanderson m’a suggéré de me consacrer à l’étude des Tantras de Kubjikâ afin d’accéder aux Shaivâgamas et aux Tantras Kaula. Sans lui et mes estimés professeurs hindous, je n’aurais pas consacré les plus belles années de ma vie à ce travail. […] »

​       La première mention du nom de René Guénon nous avait tout de suite indiqué que Mark n’avait jamais lu son œuvre. Ce qui n’est guère étonnant. Elle est beaucoup moins connue dans le monde intellectuel anglo-saxon que dans les pays latins. Elle est aussi généralement ignorée du milieu universitaire américain des Religious Studies et des Comparative Studies. Pour les auteurs de langue française, les préférences vont plutôt à Foucault, Derrida, Deleuze, Guattari et Bourdieu comme on le voit dans les livres de M. Hugh Urban par exemple (cf. The Power of Tantra, 2009, et Path of Desire: living Tantra in northeast India, 2024). Quant aux indianistes nord-américains qui en ont entendu parler, sans ne jamais la lire, elle n’engendre chez eux qu’une suspicion hostile. De fait, tous pays confondus, le nombre d’indianistes qui la mentionne dans leurs études est infime. Il y a plusieurs raisons à cela. Nous ne pouvons les examiner ici, mais la première est sans doute que cette œuvre ne fait pas partie des références universitaires classiques dans ce domaine. Elle n’est donc pas considérée comme pertinente.

          Pour d’autres, elle est associée au nom de Julius Evola ou à celui de Mircea Eliade, ce qui est suffisant pour la considérer comme celle d’un théoricien au service d’une idéologie d’extrême-droite, c’est-à-dire pour la disqualifier immédiatement sans avoir besoin d’y aller voir. Quand Guénon est un peu connu, au moins de nom, son rattachement personnel à l’Islam est un autre obstacle qui suffit souvent désormais à éclipser tout intérêt pour son œuvre. À la fois en raison d’une « islamophobie » diffuse plus ou moins fondée, et parce que l’on réduit l’œuvre à la religion de son auteur, pensant qu’elle ne peut conduire qu’à l’Islam ou à son apologie, et qu’a priori, sans du tout la connaître, on ne voit pas ce que les écrits d’un musulman pourraient apporter à la compréhension de l’Hindouisme. Dans certains milieux hindous, le souvenir de l’occupation moghole, celui de la Partition de 1947, les agressions du Pakistan et du Bangladesh contre l’Inde, ainsi que les pogroms contre les Hindous au Cachemire (38) rendent encore plus aiguës les préventions pour tout ce qui a un lien quelconque avec l’Islam.

            Œuvre sans notoriété, entouré de préjugés et ne bénéficiant d’aucun prestige officiel ou universitaire, il est alors difficile d’expliquer dans une conversation son apport conceptuel et terminologique incomparable pour une véritable intelligence des divers aspects de la tradition hindoue. Même si l’on parvient à écarter les préjugés que nous venons d’évoquer, on s’aperçoit rapidement qu’il y a souvent un hiatus dans la définition et la compréhension de nombreuses notions, même avec quelqu’un qui connaît les voies initiatiques hindoues. Par exemple, le simple fait de parler d’« initiation » ou de « rite » est porteur de malentendus (39). Un lecteur de Guénon qui aborde ce sujet a naturellement en tête l’ensemble des notions et définitions contenues dans les Aperçus sur l’Initiation et les articles réunis dans Initiation et réalisation spirituelle, ce qui n’est évidemment pas le cas de son interlocuteur qui ne les connaît pas, et ne perçoit pas ces questions de la même façon, même s’il a reçu une ou plusieurs initiations authentiques lui-même. Dans cette situation, l’œuvre de Guénon étant la manifestation de la vérité à la fin du cycle en Occident, les compréhensions peuvent néanmoins plus ou moins se rejoindre, et c’était heureusement le cas avec Mark grâce à sa sensibilité traditionnelle, inhérente au milieu où il vivait, sa science très étendue, sa finesse, sa vive intelligence de la spiritualité, et son ouverture d’esprit, mais pas toujours ou pas tout à fait non plus. Devant un homme plus âgé, doté d’une si grande expérience de vie, de tant de talents et d’aussi vastes connaissances, il semblait délicat, sinon grossier, malgré sa grande indulgence et son extrême gentillesse, d’adopter une position magistrale en assénant une longue herméneutique discriminante qui n’est autre que celle formulée par Guénon, et alors que l’on est soi-même encore passablement ignorant de bien des aspects de la tradition hindoue et de son intellectualité.

         Pour prendre un exemple, sa traduction des Shiva Sûtra, quarante-cinq aphorismes brefs et cryptiques révélés par Shiva, a été accompagnée de la glose explicative (vârttika) composée par Bhâskara (Xe siècle) qu’il compare avec celle de Ksemarâja, le disciple d’Abhinavagupta, faite dans l’esprit de la Pratyabhijñâ (40). C’est donc un véritable traité initiatique et doctrinal qui est ainsi proposé, à l’instar de ceux du Cheikh al-Akbar dans le Soufisme. Dans la conclusion de son introduction à ces Aphorismes de Shiva (1992, trad. fr. 2013), Mark s’interroge sur ce que « le lecteur qui a un engagement spirituel personnel envers le Shivaïsme du Cachemire pourra se demander ce que la présentation de telles expériences élevées et pratiques yoguiques ont à voir avec lui. La plupart d’entre nous étant loin de la spiritualité développée qui permet l’accès à ces expériences mystiques. » Il répond que notre « shivaïté » ou notre « bhairavaïté » fondamentale (de Bhairava, la forme « terrible » de Shiva) fait que nous sommes en réalité « aussi loin ou aussi proche que nous le voulons. »

          C’est tout à fait vrai, mais nous regrettons qu’il n’ait pas précisé à cet endroit que la volonté à laquelle il fait allusion doit se traduire par la recherche et l’obtention d’une initiation et de ses méthodes, c’est-à-dire par la transmission d’une influence spirituelle et des moyens initiatique afférents. C’est pour la grande majorité des hommes une condition sine qua non, et la véritable clef d’accès à cette réalisation effective de la « shivaïté ». Croire le contraire nous paraît une illusion, et le laisser croire, entretenir chez la plupart une espérance peu fondée (41).

         Un des attributs caractéristiques de la déesse Sarasvatî est la vînâ, une forme de sitâr, instrument de musique qui était aussi, comme le savent tous ceux qui l’ont connu, un des attributs emblématiques de Mark. Il en avait très tôt appris à en jouer, avait réuni plus d’un millier de râga (« structures mélodiques »), et en était devenu un maître accompli. Il en avait acquis la maîtrise, avec la musique classique indienne, auprès de K.C. Gangrade, directeur du Collège de musique à l’Université de Bénarès (Banaras Hindu University), d’Omir Bhattacharya, et de Budhaditya Mukherjee, un des plus grands sitaristes du monde à notre époque. Il avait aussi appris le chant auprès de Pashupatinath Mishra, l’un des derniers grands vocalistes de l’école (gharânâ) de Bénarès. À ceux qui venaient chercher auprès de lui des réponses, il disait notamment « que si vous ne pouvez pas vous asseoir et vous absorber dans la musique, dans le silence, dans la quiétude, il vous sera très difficile de comprendre les enseignements. »

​         On pouvait penser que les quatorze volumes sur la doctrine, les symboles et les rituels de Kubjikâ représentaient le couronnement des études tantriques de Mark-ji et de sa vie d’enseignements, ceux qu’il avait reçu par tant de maîtres prestigieux et ceux qu’il dispensait si généreusement et si continument de manière parfaitement traditionnelle aux chercheurs et étudiants de tous les horizons. Les privilégiés qui ont assisté aux cours qu’il donnait régulièrement et gracieusement chez lui dans sa maison au bord du Gange pouvaient voir en lui une des exactes incarnations de la tradition hindoue sous le rapport de sa perpétuation par la transmission, ce qui est la signification même du mot «tradition».

       Mais il était dit que la fin devait rejoindre le commencement. Si la vie spirituelle de Mark Dyczkowski avait débuté avec Abhinavagupta et l’enseignement de swâmî Lakshman-jû, elle devait connaître son accomplissement en 2023 par une dernière offrande qu’il leur fit et dont nous pouvons tous bénéficier : la publication en onze tomes d’une traduction complète, avec le commentaire de Jayaratha et une abondance de notes, des trente-sept chapitres du magnum opus d’Abhinavagupta, le Tantrâloka, traité dont la raison d’être est d’amener à la Délivrance en cette vie par la reconnaissance (de soi) en tant que Soi (I, 21) (42). Dans le n° 32 des Cahiers, nous avions signalé cette publication, témoignage final de la générosité sans borne de Mark.

           Il est à remarquer que le cinquième jour de la moitié lumineuse du mois luni-solaire hindou de Magha est celui dédié à la déesse Sarasvatî (Sarasvatî Jayantî). Or, c’est le jour même de la sortie de Mark-ji hors de toute dualité, hors de notre monde et hors du samsâra, celui de la conjonction du soi individualisé avec le Soi Universel. Cette date n’est évidemment pas un hasard, elle révèle sous quelle influence tutélaire sa vie fut placée : Sarasvatî est la déesse de la Sagesse, de la Connaissance, du langage, de l’enseignement, de la musique et de tous les arts. Elle est la « Mère des Védas » et les Védas eux-mêmes (43). Elle est la Tradition primordiale.

Marc Brion

NOTES

1. À peu près oublié pendant des siècles, le Manthânabhairavatantra (le Tantra du Barattage de Bhairava ou le Tantra de Bhairava Baratteur) est une œuvre...

 

2. Cf. Mark Dyczkowski, « Le culte de... 

 

3. Le Sarvâmnâya (« Toutes les transmissions ») est une voie initiatique népalaise qui réunit les différentes...

 

4. Les rois Malla ont régné sur le Népal pendant près de 600 ans, de 1201 à...         

 

5. En 2013, Mme Marie-Caroline Désabliaux avait...

 

6. Pandit Hemendra Nâth Chakravarty de Vârânasî (1918-2011), disciple du grand Pandit Gopinath Kaviraj, était un véritable sâdhaka et un érudit des tantras shivaïtes cachemiriens. Nous traduisons ici une partie de l’hommage que Mme Bettina Baümer lui a rendu : « Comment une tradition se maintient-elle en vie ? Et à l’inverse, comment...

 

7. Gopinâth Kaviraj (1887-1976) était également originaire du Bengale-oriental (aujourd’hui Bangladesh). Il était à lui seul une institution. Il n’existait aucun darshana des doctrines hindoues ...

8. Le nom de Lakshman-jû est Lakshman Raina. «  » (« joo » en transcription anglaise) est au Cachemire la forme...

 

9. Kedar Râj Râjopâdhyâya est un guru habilité à transmettre des initiations tantriques (Tantric Dîkshâ Guru), et un des plus remarquables du Népal, appartenant à...

 

10. Le nom de la ville de « Bhaktapur » (Bhaktapura or Bhaktapurî en sanscrit) est aussi...

 

11. Érudit tantrique de renommée mondiale, le professeur Vraj Vallabh Dwivedi est né en 1926 au Rajasthan. Il a reçu...

 

12. Le Siddhânta shivaïte est un courant bhaktique du Shivaïsme du sud de l’Inde. Les sources sacrées de cette école sont...

 

13. Le Vîra shivaïsme (vîrashaiva) est une voie de Shivabhakti d’origine initiatique. Elle est communément assimilée au courant réformiste...

 

14. La Shrîvidyâ sampradâya, « la voie initiatique de la Sagesse (ou de la Science) auspicieuse » présente une doctrine et des méthodes tantriques qui font d’elle l’une des voies sans doute la plus influente et la plus complexe du Tantrisme shâkta. Son symbole central, le Shrî Chakra, est probablement le plus célèbre de toute la tradition tantrique hindoue. Bien que représentée principalement par...

 

15. Selon Abhinavagupta et Bhâskararâya, « Kula signifie Shaktî ; Akula, Shiva, et l’union de Kula avec Akula est appelée Kaula. Kaula désigne...

 

16. Le Pañcharâtra (les « Cinq Nuits ») est une voie initiatique tantrique vishnuite. La qualification pour le rituel...

 

17. L’Anuttarayoga Tantra souvent traduit par « Tantra du Yoga Inégalé » ou...

 

18. Cf. Ellen Gough, Making a Mantra, Tantric Ritual and Renunciation on the Jain Path to Liberation, UCP, 2021; A.K. Coomaraswamy, Essays...

 

19. Bhagirath Prasad Tripathi ou Vagish Shastri (1935-2022) était un savant spécialisé dans la grammaire et la linguistique sanscrite, ainsi que le Tantra et le yoga. Il était une sommité en sanscrit. Il a été initié à une forme du Tantrisme en 1956...

 

20. M. Kamlesh Datta Tripathi, né en 1938, est une personnalité du théâtre indien et professeur émérite à la Banaras Hindu University. Son intérêt et son expertise s’étendent du théâtre sanscrit du Kerala, le... 

21. La Pratyabhijñâ (prati = « souvenir oublié », abhi = « immédiat », jñâ = « connaissance ») = « Réminiscence », « Anamnesis » (ἀνάμνησις), « Re-cognition », « Reconnaissance », ou plus précisément : « Réalisation immédiate de l’ultime Réalité dans l’abolition de toute dualité par recouvrance de la véritable nature de l’être qui est le Soi. » 

   Le nom de ce darshana shivaïte (Shiva drishti) est dérivé de l’œuvre d’Utpaladeva : Îshvara-pratyabhijñâ-kârikâ (« Strophes sur la Reconnaissance du Seigneur » ou « Versets sur l’anamnèse de l’Être ») sur laquelle Abhinavagupta a écrit deux commentaires : Îshvara-pratyabhijñâ-vimarshinî et Îshvara-pratyabhijñâ-vivrti-vimarshinî.

   Utpaladeva (925-975) était le disciple de Somânanda et le guru de Lakshmanagupta (950-1000) qui fut le guru d’Abhinavagupta (950-1020), tandis que Ksemarâja (975-1025) était un des disciples d’Abhinavagupta.

   Selon cette doctrine, nous sommes tous fondamentalement libres (de tout état conditionné), mais nous sommes recouverts d’un voile d’ignorance qui nous empêche de reconnaître notre propre liberté. Pour retrouver notre liberté perdue, nous devons nous délivrer de notre ignorance en reconnaissant notre Soi véritable (reconnaître une connaissance que nous avons déjà en nous). L’ignorance (ajñâna) de notre nature essentielle est la seule cause d’asservissement, et la délivrance signifie reconnaître sa nature shivaïque (Shivatva). Métaphysiquement parlant, il n’y a ni servitude ni libération, mais seulement « une liberté qui joue à se cacher ». La manifestation n’est qu’illusoirement distincte du Principe. Elle n’est pas irréelle, elle est une illusion relative, c’est-à-dire d’un moindre degré de réalité, puisque l’illusion a toujours son fondement dans la réalité principielle des possibilités. Elle est un jeu de Shiva visant à obscurcir et dissimuler sa propre nature essentielle, une « divine comédie ». La conscience choisit librement d’être liée et de se laisser tromper par son propre récit. Ainsi, la « souffrance » n’existe que par l’ignorance de notre véritable nature. On pourrait sans doute dire que chacun est fondamentalement l’auteur d’un roman qui est celui de sa vie (pour ce qui est de notre état actuel d’existence), avec la réserve essentielle qu’il n’y a en réalité pas de « chacun », mais seulement le Principe. Le monde est donc la manifestation divine de notre propre Soi, identique à Shiva. Selon Utpaladeva : « Celui qui, en s’y appliquant intensément, entre dans la nature de Shiva, obtient dès cette vie la Délivrance ». Ce qui correspond exactement à l’enseignement de René Guénon : 

   « Ce n’est que par la réalisation métaphysique que peut être rendue effective cette conscience de ce qui est notre être véritable, en dehors et au-delà de tout “devenir”, c’est-à-dire la conscience, non pas de quelque chose qui passerait en quelque sorte par là de la “puissance” à l’“acte”, mais bien de ce que, au sens le plus absolument réel qui puisse être, nous sommes principiellement et éternellement. » (« Les Idées éternelles », É. T., sept. 1947)...

22. Bhartrhari est l’auteur d’un célèbre traité de grammaire, le...

 

23. Prem Lata Sharma (1927-1998) a consacré toute sa vie à l’étude de la musique. Née à Jalandhara, elle a été éduquée selon...

 

24. Kâshî = « la lumineuse » = Vârânasî = Banâras = Bénarès. Le livre de...

 

25. Bhâskararâya ou Bhâskara Râya (Bhâskara est une épithète de Sûrya), 1685-1775, Bhâsurânandanâtha de son nom initiatique, a reçu le yajñopavîta (le cordon de coton des brahmanes) de l’upanayana (rite sacramentel qui qualifie le « deux-fois né », dvija, dans la société hindoue traditionnelle) à Bénarès où il fut placé sous la tutelle de...

26. Bettina Bäumer est née à Salzbourg en 1940, Sa thèse de doctorat, intitulée La création comme jeu : le concept de Lila...

 

27. Navajivan Rastogi, né en 1939, est un spécialiste du sanscrit. Il est connu pour ses travaux sur le...

 

28. Avant sa retraite en 2016, le Dr Rana P.B. Singh, né en 1950, a été professeur au Département de géographie de l’Institut des sciences de la Banaras Hindu University. Ses recherches portent sur l’anthropologie traditionnelle, la mythologie et le folklore, ainsi que sur les études... 

 

29. André Padoux (1920-2017) avait invité Mark à Paris en juin 1984 pour la Table ronde qu’il avait organisé au CNRS sur Mantras...

30. Richard Gombrich, né en 1937, est un indianiste britannique, spécialiste du sanscrit, du pâli, et de l’étude...​

31. David Robert Kinsley (1939-2000) est mort à son domicile le jour de son 61e anniversaire à la suite d’un cancer du poumon inopérable diagnostiqué trois mois plus tôt. Le professeur Rana Singh – mentionné ici à la note 28 – a raconté ce soir du 15 décembre 1999 à Bénarès où il était...    

32. David Neal Lorenzen est un historien anglo-américain, spécialiste des études religieuses, essayiste et professeur émérite d’histoire de l’Asie du Sud...

33. M. Arthur Gordon White, né en 1953, a commencé ses recherches sur le Tantrisme en 1974 à Bénarès. Il a été l’assistant de Mircea Eliade et a obtenu son doctorat en histoire des religions à l’Université de Chicago en 1988. Il est professeur de religion comparée (Comparative Religion) à l’Université de Californie à Santa Barbara depuis 1996. Nous avons déjà abordé brièvement son cas à propos des « Enfants de Wendy » dans le n° 37 des Cahiers.

   M. A. G. White est sans conteste un érudit comme le disait Mark, et fut certainement un ami attentionné, mais il est difficile de le considérer comme « sincère et authentique ». Si pour une large catégorie d’hommes de mentalité moderne, dont des « intellectuels », la spiritualité n’existe pas, il n’y a pas de raison pour eux de s’en préoccuper et de se soucier d’expliquer ses manifestations extérieures dans le domaine de la pensée, de l’histoire, de l’art, de l’architecture, de la société, etc. C’est une chose qui reste dans l’angle mort de leur pensée, si l’on peut parler de pensée à leur propos. Ils croient sans doute que c’est quelque chose qui finira par disparaître de soi-même sous les rayons du soleil (noir) de la modernité, et de la raison raisonnante et raisonnable.

     En revanche, quelqu’un qui a pour profession d’étudier et d’enseigner les religions à l’université, même s’il se maintient strictement dans une perspective historique et descriptive, ne pourra faire l’économie d’un minimum d’explications qui seront intrinsèquement liées à un point de vue particulier, avoué ou non. Nonobstant la prétendue « neutralité axiologique » (Wertfreiheit) de Max Weber, qui voudrait ne pas imposer ses valeurs à son auditoire, il y a là une nécessité inhérente à l’exposition des choses et à leur compréhension. Même s’il semble, à notre connaissance, qu’il n’ait jamais existé à l’université un professeur d’histoire des religions qui ait un point de vue strictement traditionnel dans le domaine de l’Hindouisme – sauf sans doute quand il se contente de traduire un texte traditionnel –, le point de vue particulier de ce professeur, sans être réellement tout à fait en accord avec la perspective traditionnelle, c’est-à-dire avec la vérité, devrait au moins témoigner d’une volonté de compréhension ab intra si l’on peut dire et d’une sympathie a minima pour son sujet.

     Avec leurs capacités cognitives, leurs compétences linguistiques, l’ampleur et le sérieux méthodique de leurs recherches évidemment – parce que la seule bonne intention ne suffit pas –, c’est cette volonté de compréhension ab intra et cette sympathie qui feront que des travaux d’Occidentaux se situant eux-mêmes hors la tradition hindoue à titre individuel présenteront de la valeur. C’est le cas, par exemple, des écrits d’universitaires comme MM. Alexis Sanderson, David Lorenzen, David Kinsley et André Padoux, pour ne citer que ceux mentionnés par Mark. On remarque d’ailleurs que ceux-ci ont tous fait l’effort de venir en Inde pour s’y instruire et y confronter ce qu’ils avaient appris en Occident.

    Cependant, il existe aussi des professeurs, également détachés de toute forme traditionnelle, pour qui la spiritualité n’est qu’une construction culturelle d’origine imaginaire, mais qui à la différence des hommes modernes qui ne s’en soucient pas, sont eux dans l’obligation professionnelle de s’en préoccuper et éventuellement de rendre compte des raisons de son existence et de ses manifestations. Toutefois, loin de témoigner de la sympathie pour le sujet de leur domaine d’étude, ils veulent lui nuire, généralement pour des raisons idéologiques d’ordre socio-politique. Dans le domaine islamique, on en a eu quelques exemples avec Le Coran des historiens (Cf. Cahiers de l’Unité, n° 19, 2020). Pour ce qui concerne l’Hindouisme, nous avons montré dans le n° 37 de cette revue les cas exemplaires et particulièrement funestes de M. Sheldon Pollock, Mme Wendy Doniger et M. Jeffrey Kripal. Il ne s’agit pas pour eux de comprendre de l’intérieur leur objet d’étude, mais de le combattre de l’intérieur afin de le détruire. Ils en sont ainsi devenus des spécialistes.

   C’est également le cas de M. A. G. White. Son point de vue idéologique est tel que les éléments documentaires de ses livres sont au service d’un projet dont le but caché, sous une apparence savante, consiste à dénigrer toute voie spirituelle qui relève du Tantra et du yoga. Même si l’on n’attendait pas de lui une apologie de la spiritualité hindoue, il y a tout de même là quelque chose d’un peu singulier de la part d’un professeur en religion comparée spécialisé dans l’Hindouisme. Loin de nous l’idée de condamner l’esprit critique, mais faut-il encore qu’il s’exerce à bon escient. Que l’on mette en cause les déviations affectant le Tantra et le yoga, que ce soit en Inde ou en Occident, nous paraît certes indispensable. On ne dira jamais assez la malfaisance des contrefaçons dans le domaine spirituel, contrefaçons qui sont souvent l’aboutissement naturel des déviations, mais en venir sous ce prétexte à prétendre que c’est le Tantra et le yoga per se qui sont nuisibles revient à perdre de vue l’essentiel, ce qui se dirait en anglais : to throw the baby out with the bath water… 

     C’est ainsi une redoutable « machine de guerre » à finalité antitraditionnelle, voire « contre-initiatique, qui a été mise en place contre l’Hindouisme par M. White avec sa trilogie constituée par The Alchemical Body: Siddha traditions in medieval India (University of Chicago Press, 1996), Kiss of the Yoginî: « Tantric Sex » in South Asian Context (UCP, 2003) et Sinister Yogis (UCP, 2009). On pourra juger de son efficacité en observant que le brillant indianiste André Padoux, chercheur émérite au CNRS, sanscritisant, ayant étudié auprès de swâmî Lakshmân-jû, respectueux de la tradition hindoue qu’il connaissait bien, et plutôt favorable à sa spiritualité nonobstant l’hypothétique « neutralité » académique qu’il affichait (mais il n’a jamais exposé son positionnement épistémologique), avait témoigné de son admiration pour le premier livre de M. White en parlant notamment « d’une richesse et d’un intérêt extrême ». Il disait néanmoins être en désaccord avec certaines des positions de l’auteur, « notamment avec sa conception du phénomène tantrique », mais séduit par...

 

34. David Peter Lawrence, né en 1959, est professeur de philosophie à l’université du Dakota du Nord. Outre de nombreux articles, il est l’auteur de...

35. M. Jeffrey S. Lidke, né en 1968, est un ancien élève de M. White à l’Université de Californie. Il est professeur en Religious Studies au Berry College (Georgie, USA). Il est l’auteur de nombreux articles et de deux livres excellents : Vishvarupa Mandir: A Study of Changu Narayan, Nepal’s Most Ancient Temple, Nirala Publications, 1996, et The Goddess Within and Beyond the Three Cities: Śâkta Tantra and the Paradox of Power in Nepâla-Mandala, DK Printworld, 2017. Nous avons donné un compte rendu de ce dernier livre en 2020 (cf. Cahiers de l’Unité, n° 17). Le point de vue de M. Lidke est...

36. Cf. M. John Nemec est professeur d’Indian Religions and South Asian Studies au Département de Religious Studies de l’Université de Virginie. Il est l’auteur de The Ubiquitous Śiva, Somânanda’s Śivadṛṣṭi, t. I & II, Oxford University Press, 2011 & 2021. Il s’agit de l’étude et de la traduction en deux volumes de l’ouvrage de Somânanda qui a été le premier à...

37. M. Alexis G.J.S. Sanderson, né en 1948, a passé six ans au Cachemire, de 1972 à 1977, en étudiant dès l’âge de 23 ans auprès de Swâmî Lakshman Jû (1907-1991), qui le renvoya trois fois de suite avant de l’accepter comme élève particulier à titre gracieux pendant 6 ans. Il est devenu professeur du plus prestigieux collège d’Oxford comme spécialiste du sanscrit, du Shivaïsme et du Tantra ésotérique shivaïte. Les Cahiers de l’Unité (n° 1 à 4, 2016) ont publié la traduction française de son importante étude : « Le Shivaïsme et les traditions tantriques » (et c’est la seule traduction d’un texte de M. Sanderson qui existe en langue française). M. Sanderson a publié de nombreux...

38. En 1989, les musulmans politisés de la Vallée du Cachemire firent fuir dans des conditions ignominieuses les Pandits hindous (brahmanes) installés là depuis des millénaires. – Les dernières paroles d’Antoine Faivre sur son lit de mort, en novembre 2021...

39. Au sujet de l’« initiation », il y a déjà des malentendus même avec des lecteurs de Guénon. On se souvient de...

40. Cf. ici, la note 5. Les Shiva Sûtra ont déjà été traduites par R...

41. Cette précision est d’autant plus indispensable qu’il y a le cas de ceux, comme MM. Éric Baret et Bouchard d’Orval notamment, qui ignorent ou minimisent d’emblée ce point quand ils ne le font pas simplement disparaître. Il y a aussi l’exemple de M. David Dubois, né en 1972, qui présente d’ailleurs...

42. Une traduction anglaise du Tantrâloka, avec le texte sanscrit, par le professeur...

 

43. Cf. Catherine Ludvik, Sarasvatî, Riverine Goddess of Knowledge: From the Manuscript-carrying Vînâ-player to the Weapon-wielding Defender of the Dharma, Brill, 2007.

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du numéro 38 des Cahiers de lUnité

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