Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
ÉDITORIAL René Guénon





Vârâhî est la Shakti de Vishnu comme troisième avatâra. En tant que nom de lieu sacré, c’est un équivalent de « Borée », la « Terre du Sanglier ». Le sanglier est un symbole de l’autorité spirituelle. Folio 35 d’une Tantric Devi series, attribuée à Kripal de Nurpur, Punjab Hills, Basohli, vers 1660-70.
M. Nuccio D’Anna
Nous avons le plaisir d’accueillir parmi nous M. Nuccio D’Anna, certainement déjà bien connu de nos lecteurs transalpins. Nous profitons de cette occasion pour saluer amicalement tous nos fidèles abonnés d’Italie avec lesquels nous sommes en communion d’esprit dans l’enseignement de René Guénon.
Afin de présenter M. D’Anna à ceux qui ne le connaitraient pas encore, nous pouvons indiquer succinctement que dans le cadre d’un programme boursier, il a étudié et mené des recherches en Inde pendant deux ans en lien avec deux universités indiennes, qu’il est membre de la Società Italiana di Storia delle Religioni [Société italienne d’histoire des religions] (SISR) (1), et qu’il a dirigé pendant dix ans la revue internationale de symbolisme Atrium (rivista di studi metafisici e tradizionali), qui rassemble des contributions de chercheurs italiens, français et allemands.
Comme tous les véritables intellectuels italiens, M. D’Anna est un polymathe, mais son domaine de prédilection est l’étude du symbolisme. Il est l’auteur de nombreux articles et préfaces, ainsi que d’une trentaine d’ouvrages. La seule mention de leur titre permet de voir immédiatement qu’ils s’inscrivent tous dans une thématique chère à tous ceux qui sont attachés aux doctrines traditionnelles : Simboli e Misteri dell’Etruria antica (2023) ; Wolfram Von Eschenbach E I Custodi Del Graal (2022) ; Pitagora e il pitagorismo (2022) ; Guglielmo IX, Duca d’Aquitania. I fondamenti esoterici della poesia provenzale (2019) ; I Sabei di Harran e la scuola di Atene (2020) ; La profezia di Virgilio. Il fanciullo divino e il mistero della IV egogla (2018) ; Le radici sacre della monetazione (2017) ; La porta ermetica di Roma. Un itinerario spirituale fra simbolismo e alchimia (2016) (2) ; Sapienza sacra ed esperienze estatiche (2015) ; Melkitsedek. Il mistero di una figura biblica (2014) ; Da Orfeo a Pitagora. Dalle estasi arcaiche all’armonia cosmica (2011) ; Il Cristianesimo celtico. I pellegrini della luce (2010) ; Il Santo Graal. Mito e realtà (2009) ; Publio Nigidio Figulo : Un pitagorico a Roma nel I secolo a.C (2008) ; Mistero e Profezia. La IV egloga di Virgilio e il rinnovamento del mondo (2007) ; Il Gioco Cosmico. Tempo ed eternità nell’antica Grecia (2006) ; Il Segreto dei Trovatori. Sapienza e poesia nell’Europa medievale (2005) ; Il Divino nell’Ellade (2004) ; La Sapienza Nascosta Di Dante. Linguaggio E Simbolismo Dei Fedeli D’amore (2001) ; La disciplina del silenzio. Mito, mistero ed estasi nell’antica Grecia (1998) ; Il dio Giano (1992) ; René Guénon e le forme della Tradizione (1989) ; Virgilio e le rivelazioni divine (1989) ; Il Neoplatonismo. Significato e dottrine di un movimento spirituale (1988) ; La religiosità arcaica dell’Ellade. Saggio sulle forme spirituali di un’epoca di trapasso (1985). Dans une valeureuse collection dirigée par M. Bruno Bérard, la traduction française de l’ouvrage de M. D’Anna intitulé Orphée. Métaphysique et mystique vient de paraître. C’est une véritable somme sur la question.
L’article qu’il nous propose ici est inédit en français comme en italien. On peut le considérer comme une introduction conséquente à sa présentation plus détaillée de l’ensemble de la doctrine hindoue sur les cycles cosmiques que constitue son remarquable ouvrage : I cicli cosmici. Le dottrine indiane sui ritmi del tempo (Edizioni Arya, Gênes 2024).
Au coeur de l’histoire profonde
Bien que restée à peu près invisible, cette question du temps fut sans doute au cœur de l’histoire profonde en Occident, et l’article de M. D’Anna nous a fourni l’opportunité de remarques complémentaires sur ce point. Ce qui qui nous a permis de mettre en exergue cette vérité fondamentale selon laquelle la doctrine des cycles est une doctrine universelle qui s’applique à l’humanité entière. Ce n’est pas une conception qui serait seulement propre aux Hindous et dont la validité le disputerait à d’autres conceptions. Sous ce rapport, nous avons abordé la conception du temps qui est partagée par les trois religions abrahamiques et donné l’explication de l’absence de cette doctrine des cycles dans les trois formes traditionnelles finales. Nous avons également exposé les raisons de son rejet par la mentalité moderne. Ce fut enfin l’occasion d’une mise au point sur une note critique contre René Guénon publiée sur ce sujet par Frithjof Schuon.
L’ésotérisme dans le Bouddhisme
Nos lecteurs auront ensuite le plaisir de lire ce qui paraît bien être une des meilleures introductions à l’ésotérisme dans le Bouddhisme tibétain par M. Julien Huet. Notons au passage que le temps joue aussi un rôle central dans le domaine initiatique de cette forme traditionnelle semble-t-il, puisqu’une des plus hautes initiations de l’ésotérisme bouddhique est le Kâlachakra, la « Roue du Temps ». On qualifie généralement ce Bouddhisme tibétain de « tantrique », mais il serait sans doute plus approprié de parler de tantrisme bouddhique puisque l’ésotérisme dans le Bouddhisme est principalement de nature tantrique et que le Bouddhisme tibétain n’est pas uniquement un ésotérisme. De même, sachant que Vajrayâna ne désigne pas une voie initiatique qui existerait en dehors du Bouddhisme, il semble redondant de parler de « Bouddhisme vajrayâna » quand on désigne spécifiquement cet ésotérisme, on devrait seulement dire le Vajrayâna
En réalité, c’est par une facilité de langage que l’on définit habituellement le Bouddhisme comme « Bouddhisme tantrique », afin de préciser le sujet du propos et éviter une confusion. En effet, le terme « tantrisme » est celui qui désigne également, comme on le sait, une des principales voies initiatiques actuelles de l’Hindouisme. Il y a aussi qu’en parlant de « tantrisme bouddhique » et de « tantrisme hindou », outre les connotations équivoques dont le mot « tantrisme » a été affublé en Occident et qui est ainsi mis en avant, on suppose une sorte de communauté d’ésotérisme, voire une identité, dont non seulement on ne sait généralement pas exactement ce qu’elle recouvre, mais qui tend également à abolir la distinction entre deux formes traditionnelles différentes. D’autant que l’Hindouisme et le Bouddhisme partagent une ou plusieurs langues communes (sanscrit et pâli).
Toutefois, à y regarder de près, de nombreux termes identiques dans les deux traditions n’ont pas la même signification. En outre, le Vajrayâna ne recouvre pas les mêmes doctrines et les mêmes méthodes que celles du tantrisme hindou, il a également recours à des méthodes qui ne sont pas tantriques, et, de son côté, le tantrisme hindou lui-même est réparti en de nombreuses branches séparées. Partant, cette apparente communauté d’ésotérisme, outre qu’elle n’est sans doute guère acceptable, à la fois pour les Bouddhistes et pour les Hindous, du moins à un certain degré, ne paraît pas toujours bien fondée. S’il y a, certes, une parenté incontestable et des analogies parfois très précises, il y a aussi des différences notables, du moins en apparence. Celles-ci s’expliquent par le fait que l’ésotérisme lui-même n’est pas au-delà des formes, seul le but auquel il conduit l’est. Ces différences sont la conséquence d’économies spirituelles distinctes régies par l’unicité inhérente à chacune des formes traditionnelles. En d’autres termes, chaque tradition est l’expression d’un aspect divin unique par lequel se manifeste une spiritualité particulière. La conscience de cette excellence spirituelle implique pour chaque forme traditionnelle la nécessité organique de sa différenciation par rapport à toutes les autres traditions.
Nonobstant l’unité ésotérique des formes traditionnelles, cette différenciation est néanmoins indispensable. Pour reprendre le symbole bien connu de la montagne, son sommet, qui est le Centre du Monde, est certes unique et le même pour tous, mais chaque chemin qui y conduit est différent et spécifique, et on ne peut atteindre le sommet qu’en empruntant un chemin particulier. Il est impossible de les prendre tous en même temps, et ce n’est pas en tournant autour de la montagne que l’on parviendra au sommet. Chaque chemin est distinct, et chacun peut légitimement affirmer que son chemin est le meilleur dans le sens où il est celui qui lui convient le mieux, « in accordance with our karma » pourrait-on dire, et dès qu’une transmission initiatique authentique le rend ouvert.
Nous terminerons cette livraison – qui a pris du retard, et nos abonnés et nos lecteurs voudront bien nous en excuser –, par la suite de l’étude sur la Divine Comédie (3). Rappelons enfin que les auteurs ne sont pas responsables de l’iconographie et des légendes afférentes qui accompagnent leur texte.
Julien Arland
Directeur littéraire
NOTES
1. La SISR a été fondée en 1951 par Raffaele Pettazzoni (1883-1959), qui en a été le premier président jusqu’à sa mort. Il est le fondateur de la revue universitaire Studi e materiali di storia delle religioni (SMSR) [Études et matériaux d’histoire des religions] (1925). Elle fait partie de l’European Association for the Study of Religions (EASR) et de l’International Association for the History of Religions (IAHR). Elle œuvre à la promotion des études historico-religieuses, et organise des rencontres et les débats aux niveaux national et international. Pettazzoni fut également le rédacteur en chef de la revue Numen (International Review for the History of Religions), fondée en 1954, publiée par Brill, et qui paraît toujours ; elle traite de l’histoire des religions de toutes les régions et de toutes les époques. Si l’on s’en tient au seul point de vue documentaire, son intérêt n’est pas négligeable.
Rappelons que Pettazzoni fut parmi les premiers en Italie à proposer une approche historiciste de l’étude de ce que les modernes désignent sous le terme de religions et contribua à l’institutionnaliser comme discipline historique autonome en Italie. À cet égard, il s’inscrit dans la lignée anti-traditionnelle et moderniste apparue au XIXe siècle en Europe de la négation du « supra-humain » à l’origine des formes traditionnelles, à la suite d’Ernest Renan (1823-1892), d’Émile Durkheim (1858-1917) ou de James George Frazer (1854-1941) notamment. Pour Pettazzoni, ce qu’il appelait les religions ne sont que le produit d’un contexte historique socio-culturel, c’est-à-dire de facteurs exclusivement humains. Il va de soi que M. D’Anna n’adhère aucunement à ce point de vue et que ses travaux montrent qu’il s’y oppose sans conteste. Ce qui lui a valu quelques critiques en provenance de ce milieu. Cf. Silvia Montiglio, « N. D’anna. La disciplina del Silenzio. Mito, mistero ed estasi nell'antica Grecia », Revue de l’histoire des religions, t. 215, n° 4, 1998. Sur Pettazzoni, voir aussi Mircea Eliade, Raffaele Pettazzoni, L’histoire des religions a-t-elle un sens ? Correspondance 1926-1959 (édition originale par Natale Spineto, préface de Michel Meslin), Paris, Les Éditions du Cerf, 1994
2. La Porte Hermétique de Rome est une curiosité alchimique de la Ville Éternelle. Elle fut mentionnée pour la première fois en France par un article du martiniste papusien Pietro Bornia (1861-1934) paru en Juin 1895 dans le n° 9 de la revue L’initiation, sous le titre : « Un monument alchimique à Rome ». Dans le numéro suivant, une note de Jollivet-Castelot, rapportant ses impressions sur l’étude de Bornia, sera accompagnée d’une analyse de la reproduction photographique de la Porte hermétique que lui avait envoyé l’auteur lui-même*. Peu reconnaissant et peu aimable envers son devancier italien qui lui en avait fait découvrir l’existence, Eugène Canseliet (1899-1982) en donna un écho plus ample dans la longue et verbeuse première partie de ses Deux logis alchimiques (1945).
Également connue sous le nom de Porte Alchimique ou Porte du Ciel, il s’agit du seul vestige de l’ancienne Villa Palombara, construite en 1680 par Massimiliano Savelli Palombara, marquis de Pietraforte (1614-1685), sur l’Esquilin, aujourd’hui Piazza Vittorio, où elle se trouve actuellement. La villa fut rasée au XIXe siècle pour faire place au nouveau quartier en construction. La porte fut remisée dans un entrepôt pendant un peu plus d’une décennie, puis reconstruite en 1888 sur un ancien mur d’enceinte de l’église Sant’Eusebio. Les deux statues qui l’encadrent ne proviennent pas du même endroit ; il s’agit de représentations de la divinité égyptienne antique Bès, découvertes dans le quartier du Quirinal, où se dressait à l’époque romaine un temple dédié à Sérapis.
La Porte hermétique était à l’origine l’une des entrées extérieures de la villa, que le marquis fit graver de symboles hermétiques. Sa demeure était le lieu de réunion d’un cénacle d’hermétistes rosicruciens composé de la reine Christine de Suède, Athanasius Kircher (1602-1680), Francesco Giuseppe Borri (1627-1695), le médecin et mathématicien Alfonso Borelli (1608-1679), que certains disaient fils de Campanella, l’auteur de La Cité du Soleil, de Michelangelo Ricci (1619-1682), ancien élève de Galilée, du poète Francesco Maria Santinelli (1627-1698), de Federico Gualdi, et d’autres encore. Outre l’ouvrage de M. D’Anna à ce sujet, et parmi les nombreux écrits consacrés à la Porte hermétique en Italie, signalons aussi celui du professeur d’iconographie et d’iconologie à l’université d’Udine, M. Mino Gabriele, La Porta Magica di Roma, simbolo dell’alchimia occidentale, Olschki Editore, Florence, 2015. Voir aussi, A. M. Partini, Cristina di Svezia e il suo Cenacolo Alchemico, Rome, Edizioni Mediterranee, 2010 ; Maria Fiammetta Iovine, Gli Argonauti a Roma : Alchimia, Ermetismo e storia inedita del seicento nei dialoghi eruditi di Giuseppe Giusto Guaccimanni, La Lepre Edizioni, 2014.
Notons au passage que dans Alchimia e Iconologia (Forum, Udine, 1997), le même M. Mino Gabriele pose la question de savoir pourquoi, en principe, toutes les images du monde intellectuel occidental pourraient revêtir une signification alchimique. Il ébauche une théorie historique de l’origine de l’imagerie alchimique, qui va bien au-delà des conclusions de Barbara Obrist dans Les débuts de l’imagerie alchimique (XIV et XVe siècles) (Paris 1982) et de la position soutenue par M. Didier Kahn, du CNRS, dans ses travaux (cf. notre éditorial du n° 34, Cahiers de l’Unité, 2024). M. Gabriele souligne comment, pour développer leur propre langage métaphorique et iconologique, relativement indépendant de celui de son origine traditionnelle égyptienne revêtue d’une forme hellénisée à l’époque alexandrine et transmise sous cette forme à la fois au monde islamique et au monde chrétien, et au second en grande partie par l’intermédiaire du premier, les auteurs latins médiévaux se sont inspirés de sources très variées (Écritures, bestiaires, etc.), resémantisant ainsi un vaste répertoire d’images initialement étrangères à l’univers hermétique. Cette capacité d’omniprésence de l’hermétisme, capable de métaboliser aisément d’autres codes, est à l’origine du caractère universel et métalinguistique que le langage alchimique a revêtu au fil du temps.
* Giuliano Kremmerz (1861-1930) donna également une étude sur La Porta Ermetica en 1910, et Bornia, son disciple, devait encore publier un texte sur le même sujet : « La Porta Magica di Roma », Luce e Ombra, n° 4 à 10, 1915. Comme Kremmerz prétendait, illusoirement, détenir une filiation initiatique authentique et avait fondé une organisation, Guénon s’intéressa à son cas afin de savoir ce qu’il en était en réalité.
3. M. Huet nous a signalé l’ouvrage de Christian Moeys, The metaphysics of Dante’s Comedy (Oxford University Press) que nous ne connaissions pas. Signalons au passage que M. D’Anna est aussi l’auteur de La Sagesse cachée de Dante. Le langage et le symbolisme des Fedeli D’amore (La Sapienza Nascosta Di Dante. Linguaggio E Simbolismo Dei Fedeli D’amore, Iduna, 2001).
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