Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
PLAN
Drapeau de la « Loi blanche » (Ak Jang) où l’on distingue cinq swastikas
Gesar de Ling
Un groupe de « Burkhanistes »
avec leur prêcheur en vêtement blanc (1908)
Chet Chelpan
Ja Lama (à droite) (1862-1922)
Le plus ancien portrait connu de Dansan Rabjaa
(Dansan Rabjaa Museum, Sainshand, cf. www.glennmullin.com)
Nobles mongols à Urga au début du XXe siècle
Lamas à Urga au début du XXe siècle
Monastère mongol détruit dans les années 1930
Palais du Bogdo Khan détruit dans les années 1930
Baron Roman von Ungern-Sternberg
(1886-1921)
Amiral Kolchak
(1874-1920)
Ataman Grigori Mikhaïlovitch Semenoff
ou Semionov
(en russe : Григорий Михайлович
Семёнов) (1890-1946)
III ‒ La Mongolie traditionnelle
L'attente d'une rénovation temporelle et spirituelle
Nous l’avons dit, si « un grand nombre de gens notables, Lamas, chefs de tribus et autres, étaient prêts à partager leurs informations sur toute espèce de sujets tenus pour sacrés », c’est que dans la Mongolie traditionnelle, le point de vue profane n’existait pas encore. Dans une société traditionnelle, comme l’était encore la Mongolie à l’époque d’Ossendowski, le point de vue de tous les Mongols était sacré. Certes avec des degrés, mais si « les histoires relatives à Agarthi et au “Roi du Monde” » apparaissent dans l’ouvrage d’Ossendowski « comme généralement connues chez les Mongols », et même si Pallis force un peu le trait pour les besoins de sa démonstration, c’est que régnait parmi eux l’espoir d’une rénovation spirituelle et temporelle. M. Glenn H. Mullin a d’ailleurs fait remarquer que « les Mongols ont écrit plus de livres sur le Kâlachakra et Shambhala que tout autre peuple. » (1) Des conteurs épiques traditionnels, des Lamas itinérants et des guérisseurs tantriques, qui constituaient une présence ordinaire dans la vie des Mongols, avaient répandu depuis longtemps la prédiction de l’apparition d’un détenteur d’une fonction apocalyptique.
En 1885, par exemple, des missionnaires russes ont rapporté qu’un Lama gegen était venu à Kosh Agach dans le sud de l’Altaï pour propager auprès des nomades locaux l’avènement prochain de Oïrat Khan. Ce Lama, nommé Lupsun Brinlai, se déclara être son messager et annonça que le Khan libèrerait les peuples de l’Altaï de la Russie. Selon M. Andrei A. Znamenski, les dossiers des missionnaires chrétiens sont parsemés d’histoires similaires. Cet espoir agitait à tel point les nomades mongols qu’il demandèrent à l’explorateur-géographe Alexei Pozdneev s’il n’était pas un éclaireur de l’armée d’Amursan qui s’apprêterait à venir du Nord pour libérer les Mongols des Chinois (2).
De son côté, Charles Stépanoff remarquait qu’« au tournant du XXe siècle, Tatars de Minoussinsk, Altaïens et Touvas sont dans l’attente du retour d’Oïrot khan ou Amursana, le chef de l’empire des Mongols de l’Ouest disparu au XVIIIe siècle. Ces attentes donnent naissance dans l’Altaï à un mouvement religieux et politique, le bourkhanisme (Ak Jang, « la Foi blanche » [ou la « Loi blanche »]), qui s’oppose autant au chamanisme traditionnel qu’à toute influence russe. À la même époque, en Mongolie, un lama kalmouk, Ja Lama, se présente comme la réincarnation d’Amursana. Il lève des troupes, remporte des succès militaires contre les Chinois et établit une sanglante dictature jusqu’à son assassinat en 1923. » (3) M. Stépanoff ajoute que « le baron balte Ungern-Sternberg, qui mène les armées blanches en Mongolie, [...] se fait identifier comme une réincarnation du héros épique Geser ou de l’empereur Gengis khan. » (4) Il nous semble peu vraisemblable que Ungern se soit « fait identifier » lui-même à Geser ou à Gengis khan, mais il est fort possible, en revanche, que certains l’identifièrent à Gesar. (5)
À propos de la « Loi blanche (ou pure) » (Ak Jang), « Loi » étant entendue au sens de dharma en quelque sorte, nous rappellerons que c’est Chet Chelpan, en 1904, qui la fit connaître à la suite de visions d’un cavalier vêtu et coiffé de blanc, Ak-Burkhan, monté sur un étalon blanc. Dans un texte publié en 1916 dans le n° 36 du Journal of the American Oriental Society, l’anthropologue orientaliste Berthold Laufer à longuement discuté de l’origine et de la signification du mot Burkhan. Dans toute l’ère turco-mongole (Toungouses, Bouriates, Kalmouks, Mongols, etc.), il est employé pour désigner ce qui est d’origine divine. C’est aussi le nom de la montagne sacrée des Mongols, où est enterré Gengis Khan. Il sert également à désigner le Bouddha. Nous n’avons pas l’intention de reprendre ici l’argumentation de Laufer, et nous nous bornerons seulement à indiquer qu’il est très probable, en réalité, qu’il faut comprendre le mot Burkhan comme Bor-Khan ; Bor ou Var étant une racine primordiale qui se rapporte au « sanglier ». (6) Ak-Burkhan désignerait ainsi le « Khan (ou le roi) du sanglier » (Bor), et en l’occurrence du « sanglier blanc » (ak), c’est-à-dire une des manifestations du « Roi du Monde ». On sait que le Kalpa tout entier, c’est-à-dire tout le cycle de manifestation de notre monde, est désigné comme Shwêta-varâha-Kalpa, le « cycle du sanglier blanc », et que « la “terre sacrée” polaire, siège du centre spirituel primordial de ce Manvantara, est appelée aussi Vârâhî ou la “terre du sanglier”. D’ailleurs, puisque c’est là que résidait l’autorité spirituelle première, dont toute autre autorité légitime du même ordre n’est qu’une émanation, il est non moins naturel que les représentants d’une telle autorité en aient reçu aussi le symbole du sanglier comme leur signe distinctif et l’aient gardé dans la suite des temps. » (7) La présence du swastika, le « signe du Pôle », comme emblème de l’Ak Jang tend évidemment à confirmer cette signification. (8)
Au passage, on notera que si la rencontre de Ja Lama, le « Lama vengeur », par Ossendowski, mentionné au chapitre XVIII de Bêtes,Hommes et Dieux, n’est confirmée par aucune autre source comme le signale M. Sergius Kuzmin, il n’en demeure pas moins que l’existence de ce Lama est parfaitement attestée. S’il peut s’agir de l’appropriation par Ossendowski d’une histoire entendue par ailleurs, celle-ci ne contredit pas la vérité historique telle qu’elle est connue extérieurement jusqu’ici. (9)
Un questionnaire dangereux
Si « les histoires relatives à Agarthi et au “Roi du Monde” » étaient apparemment ignorées par « les Lamas et les érudits » interrogés par Pallis, bien qu’elles apparaissent dans l’ouvrage d’Ossendowski « comme généralement connues chez les Mongols », ceci s’explique par plusieurs raisons. D’abord, Pallis n’a pas interrogé en personne « les Lamas et les érudits », mais l’a fait seulement par des lettres ou par des intermédiaires. Ce qui n’était certainement pas une méthode appropriée pour aborder un sujet aussi sacré.
Ensuite, à l’époque de Pallis, l’omniprésence du communisme soviétique en Mongolie rendait très dangereuse cette question pour ses interlocuteurs. Le Lamaïsme, à l’instar de toutes les formes traditionnelles, était considéré par les communistes comme leur principal ennemi. Nous avons déjà signalé que le Comité Central du Parti Populaire Mongol avait interdit toutes désignations de successions, non seulement du Jetsun Dampa, mais aussi de tous les Hutukhtus dès 1929. Les questions de Pallis ne pouvaient pas ainsi ne pas apparaître comme n’ayant pas d’implications politiques, et en l’occurrence « contre-révolutionnaires »
Ces implications pouvaient sembler d’autant plus flagrantes si Pallis avait eu la naïveté de mentionner le nom d’Ossendowski dans son questionnaire, lequel ne pouvait échapper aux méthodes de surveillance de la police politique. Ce dernier était connu comme ayant été un farouche opposant des Bolcheviques, un membre du Conseil des ministres du gouvernement de Koltchak, qui fut l’un des chefs des armées blanches, et un ami du baron von Ungern-Sternberg. Il était d’autant moins méconnu par le tout puissant Directoire de la Sécurité d’État de Mongolie, fondé en 1922 sur le modèle de la Tchéka et du GPU (10), et à ses ordres, qu’il avait publié un livre contre Lénine en 1931. Ce n’était donc pas un ouvrage sur Staline comme l’indique inexactement Pallis, quoique pour les communistes le crime était similaire. Ossendowski n’était certes pas oublié puisqu’il fut recherché par le NKVD dès l’entrée des Soviétiques à Varsovie en 1945. (11)
Depuis ses débuts, le régime communiste en Mongolie se maintenait grâce au Directoire de la Sécurité d’Etat qui avait mis en place des méthodes plus ou moins subtiles, mais très efficaces, de contrôle, de dénonciations, d'espionnage, de propagande, de persécutions et de terreur policière. Il en était toujours de même à l’époque de Pallis, c’est-à-dire en pleine « guerre froide ». Cette situation, et le souvenir des terribles évènements antitraditionnels survenus autrefois, n’incitaient sûrement pas ce qui pouvait rester de « Lamas ou d’érudits » à s’épancher auprès des émissaires de Pallis ou à répondre à des lettres venues de l’étranger.
Pallis ne précise d’ailleurs pas qui étaient exactement ces « Lamas ou érudits » qu’il a interrogé, ou fait interroger, ni qui lui les a recommandé, et qui furent les intermédiaires. On verra plus loin que l’importance de ce point n’est pas négligeable et qu’il a vraisemblablement orienté les réponses obtenues par Pallis. En effet, il est bien connu aujourd’hui que les régimes communistes, comme l’était alors celui de la Mongolie, ont instrumentalisé le domaine des sciences humaines et sociales, ainsi que les travaux apparentés à l’instar de celui de Pallis, en en faisant des moyens pour des fins politiques. Pour ces régimes, ces activités avaient comme fonction première la propagande politique. Il était donc dans l’intérêt des communistes soviétiques et mongols d’influencer dans le sens de leur idéologie tout ce qui pouvait participer à déconsidérer quelqu’un comme Ossendowski.
Dès 1923, un service de désinformation, le desinformburo, avait été créé par les Soviétiques, avec des « résidences » en Europe et en Asie. M. Glenn H. Mullin signale ainsi que « la Mongolie aujourd’hui chancelle sous le poids de plus de soixante-dix ans de propagande. Elle a infiltré tous les niveaux de la vie intellectuelle et de la pensée populaire. » Il a donné l’exemple d’un grand initié du Bouddhisme tantrique, très connu chez les Mongols, qui vivait dans le désert de Gobi : Danzan Rabjaa (1803-1856). « Les communistes ont détruit son monastère près de Sainshand dans les années 1930, et ont dépensé une fortune, dans les années 1940, pour ruiner sa réputation de sainteté. Puis, dans les années 1950, ils ont décidé que sa popularité pourrait être utilisée à des fins de propagande, de sorte qu’ils l’ont présenté comme un Lama de l’“École rouge” et un prolétaire hostile aux institutions traditionnelles. Aujourd’hui, la plupart des Mongols le considèrent de cette manière. La réalité est très différente [...] On peut observer ce genre de distorsions de l’histoire à travers toute la vie intellectuelle mongole et la pensée populaire. Elle a commencé, en tant que propagande alimentée par les communistes, dans les années 1950 et 1960, et elle s’est incarnée dans les écrits et les travaux des érudits mongols reconnus par l’État à cette époque. » (12)
L'histoire interrompue du Lamaïsme mongol
Enfin, le Bouddhisme tantrique ayant été presque complètement anéanti en Mongolie par le régime communiste, la situation lors des investigations de Pallis, au début des années 1960, n’était plus du tout la même qu’à l’époque d’Ossendowski. La plupart des Lamas mongols d’avant la mise en place du régime aux ordres des Soviétiques, et instauré par eux, avaient été à peu près tous assassinés. Rappelons que pour la seule Urga, par décision de la Commission Centrale du Parti Révolutionnaire publiée le 27 décembre 1937, plus de trente mille personnes furent assassinées. Entre 1937 et 1938, dix sept mille Lamas mongols environ furent arrêtés et exécutés, c’est-à-dire la plupart des Lamas de haut rang ou ayant une formation théologique. Les Lamas de rang inférieur furent emprisonnés pendant dix à quinze ans ou furent déportés dans des camps de travail en Sibérie, tandis que les novices ont été forcés de se défroquer et de devenir simples laïcs. En 1940, il ne restait guère plus de deux cents Lamas en Mongolie. On peut dire que le Lamaïsme y avait presque disparu. Neuf cent monastères avaient été fermés et la plupart d’entre eux furent complètement détruits entre 1932 et 1940, autrement dit la presque totalité des établissements monastiques. D’innombrables livres saints et de manuscrits furent brûlés, et de très nombreux objets de culte ont été détruits ou confisqués. (13)
Selon Mme Vesna Wallace, « Les campagnes anti-religieuses du Gouvernement Révolutionnaire des Peuples Mongols (GRPM), qui ont réussi à altérer l’enseignement bouddhiste traditionnel et à détruire le patrimoine culturel bouddhiste en Mongolie, ont été célébrées à l’époque par le Gouvernement révolutionnaire en tant que contribution à la modernité et au progrès dans la région. Une partie de cette modernisation était la fin du maintien des lignées familiales et claniques, lesquelles étaient au cœur de la vie mongole. Ces lignées ont été remplacées par de nouveaux marqueurs identitaires tels que le Parti Révolutionnaire, les Coopératives et d’autres groupes sociaux nouvellement institués. En revanche, dans la culture pré-révolutionnaire, une personne qui ne pouvait pas énumérer les noms des sept générations précédentes de sa lignée familiale n’était pas considérée comme mongole, et tout moine sans affiliation à un lignage ou un monastère n’avait pas de statut social. » (14)
À cette rupture dans la transmission traditionnelle qu’impliquaient ces dramatiques évènements s’est ajoutée dans toute la Mongolie ce que l’on désigne en langue anglaise comme la « virulent public vilification of Buddhist religious practices », à savoir l'avilissement public des pratiques traditionnelles bouddhistes. C'est-à-dire la diffusion intensive de la propagande antitraditionnelle en général, et anti-bouddhiste en particulier, de l’idéologie moderniste, collectiviste et matérialiste des communistes.
Comme le reste du monde, Pallis n’appréhendait pas du tout cette situation dans sa véritable ampleur. Il faudra d’ailleurs attendre la chute de l’Union soviétique et l’accès progressif aux archives, à partir de 1991, pour commencer à en connaître l’étendue et toute l’horreur. Aujourd’hui encore, particulièrement en France, le milieu universitaire des études mongoles et d'Asie Centrale, en raison de sa longue compromission idéologique, et de son aveuglement, reste particulièrement discret à ce sujet. (15) Outre que Pallis ne semblait pas avoir une conscience claire du rôle destructeur et foncièrement antitraditionnel du communisme, il ignorait également ces meurtres de masse, et donc la solution de continuité qui a frappé le Lamaïsme mongol. Pour cette raison, certaines choses que connaissaient les Lamas mongols de l’époque de l’auteur de Bêtes, hommes et dieux pouvaient ne plus l’être par ceux de l’époque de Pallis.
Le Tilopa Hutuktu était une exception, mais Pallis n’a pas pu l’interroger directement de façon précise, et avait beaucoup moins sa confiance qu’il ne l’imaginait. S’il n’a pas été en mesure de comprendre qu’il était le Lama de Narobanchin rencontré par Ossendowski (16), et s’il a émis l’hypothèse singulière des deux Lamas de même rang qui auraient été combinés en un seul personnage, c’est qu’on lui avait caché la vérité. Outre ses idées préconçues, son ignorance des implications politiques, et peut-être une trop grande confiance en lui-même au point de vue traditionnel, nous verrons plus loin qu’il y avait, sans qu’il s’en doute ou sans qu’il veuille s’en préoccuper, un sérieux obstacle qui s’interposait entre lui et le Tilopa.
La mise en péril du Lamaïsme mongol
Par méconnaissance de la situation en Mongolie, pourtant assez bien exposée au chapitre 17 de Bêtes, Hommes et Dieux par le saït d’Ulyassutay, Pallis n’a pas non plus tiré toutes les conséquences de ce qu’il a écrit. Si « un grand nombre de gens notables, Lamas, chefs de tribus et autres, étaient prêts à partager leurs informations sur toute espèce de sujets tenus pour sacrés », c’est non seulement parce que le point de vue sacré faisait alors encore partie de la vie courante, mais aussi parce que justement la guerre faisait rage. Il est naturel que le Bogdo Khan, les Lamas et les nobles mongols, avec l’aide du général baron von Ungern-Sternberg, aient cherché de tous côtés des appuis pour sauvegarder leur pays à ce moment crucial de leur histoire. (17) C’est-à-dire dans une situation militaire et politique périlleuse aussi changeante que complexe, après l’effondrement quasi simultané de la Russie impériale et de l’Empire mandchou. (18)
Contrairement à l’horizon limité qui prévaut généralement sur cette question, l’avenir a montré que ce n’était pas seulement l’indépendance de la Mongolie qui était en jeu, mais quelque chose de beaucoup plus important. Ainsi que le Bogdo Khan et le général baron l’avaient bien perçu, c’était avant tout le sort de toutes les institutions sotériologiques et initiatiques du peuple mongol, c’est-à-dire le Lamaïsme mongol lui-même qui était en péril. Il est bien normal que l’on ait alors accordé à Ossendowski quelque attention, que ce soit pour les renseignements qu’il pouvait apporter ou l’aide éventuelle qu’il aurait pu fournir d’une façon ou d’une autre.
Les « Puissances du Mal »
Par leurs formes d’organisation qui sont l’expression de vérités, les civilisations traditionnelles font participer l’ensemble des milieux humains qu’elles ordonnent à ces mêmes vérités. Ces formes traditionnelles d’organisation permettent une diffusion des « influences spirituelles » dans tous les domaines. Leur rôle dépasse évidemment les enjeux purement matériels du monde sensible puisque ces civilisations offrent notamment ainsi à leurs membres la possibilité d’un devenir posthume favorable. Inversement, une société opposée à l’ordre traditionnel, favorise la propagation d’influences psychiques inférieures. Il n’est pas nécessaire de préciser que cette question du devenir posthume est désormais complètement absente de la conscience de la majorité de nos contemporains en Occident. Cet effacement, disons-le en passant, produit d’ailleurs un effet extrêmement étrange pour tous ceux qui sont pourvus d’un minimum de conscience traditionnelle, et aussi chez ceux qui ont conscience que la vie humaine est brève.
En détruisant, brutalement ou progressivement, les institutions qui véhiculent des moyens sotériologiques, une société anti-traditionnelle prive aussi son milieu humain de conditions post mortem propices. Si aux civilisations traditionnelles sont attachées, notamment, l’ordre, la stabilité et la prospérité, en revanche les secondes ne produisent que le désordre qui se manifeste par l’injustice, l’instabilité et la misère. Ce qui veut dire qu’une société anti-traditionnelle se détruit elle-même à plus ou moins longue échéance, selon le degré de renversement des rapports normaux qui est le sien. Si le « satanisme » consiste à renverser les rapports normaux et l’ordre hiérarchique, on peut dire que, sur le plan social, le communisme en fut une de ses expressions éminentes. (19) À ce titre, il préfigure le règne final de la « contre-tradition ». C’est ce qu’avait bien compris le baron von Ungern, et ce qu’attestent toutes les incarnations du communisme au XXe siècle.
Il faut se rappeler qu’après la chute de l’Empire russe, la République chinoise qui succéda à l’Empire mandchou retira son autonomie à la Mongolie en novembre 1919. Le commandement militaire chinois, qui fit arrêter le Bogdo Khan, c’est-à-dire l’autorité spirituelle et temporelle suprême de la Mongolie, avait amorcé une campagne de persécutions des Mongols et de colonisation du pays. Les Lamas et la noblesse mongole, dénués de forces militaires significatives, entreprirent alors diverses démarches afin de trouver une force alliée. (20) Seul le baron Roman von Ungern-Sternberg répondit à leurs sollicitations et, contrairement à la propagande soviétique dont les effets persistent encore de nos jours (21), disons-le tout de suite, sans ambages : ce fut tout à son honneur. (22)
Le 3 février 1921, il délivra Urga des forces chinoises et libéra le Bogdo Khan. (23) C’est par l’entremise du prince Djam Bolon (Jigmid Jambalon) que le Bogdo Khan avait mandé secrètement le baron alors qu’il combattait les Bolcheviques en qualité de chef d’état-major de l’armée russo-mongole de l’ataman Semenoff, un allié de l’amiral Koltchak. C’était d’ailleurs à Semenoff que Koltchak, le 4 janvier 1920, quelques jours avant son arrestation, avait transféré ses droits de Chef suprême des armées russes. (24) Si les représentants du Bogdo Khan furent un moment en relation avec Koltchak, il faut aussi se souvenir, comme nous l’avons déjà rappelé, qu’Ossendowski n’était pas le premier venu ni un inconnu, mais un membre du Conseil des ministres de l’Amiral. (25) Au chapitre 33 de son livre, en réponse aux soupçons du baron Ungern sur sa personne, Ossendowski indique que son « nom est assez connu. » La déclaration de l’indépendance de la Pologne par la proclamation de la république en novembre 1918, et l’offensive polonaise contre les Bolcheviques en 1920, conféraient également à Ossendowski, qui était Polonais, un statut particulier. De fait, une lettre du baron Ungern à son agent en Chine, K. Gregory, en date du 20 mai 1921, atteste de sa confiance en Ossendowski (26). Sur la question de la valeur historique de Bêtes, Hommes et Dieux, comme sur l’action du baron en Mongolie, et nonobstant certaines nuances à apporter, il nous semble que les travaux de M. Sergius L. Kuzmin sont à peu près définitifs. Ce sont les seuls dans ce cas aujourd’hui parmi les innombrables publications sur ces sujets.
Si « les histoires relatives à Agarthi et au “Roi du Monde” » étaient répandues extérieurement chez les Mongols...
C. G.
(À suivre)
La suite de cet article est contenue
dans l'édition imprimée du numéro 7
des Cahiers de l'Unité
Pour citer cet article :
C. G., « Le Centre suprême (III), les trois fonctions suprêmes dans le Lamaïsme », Cahiers de l’Unité, n° 7, juillet-août-septembre, 2017 (en ligne).
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