Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
ÉDITORIAL René Guénon
Manas
Pour cette nouvelle livraison, M. Max Dardevet propose la traduction d’un texte très enlevé de A. K. Coomarawamy sur le Manas. Comme le savent tous les lecteurs de René Guénon, ce terme désigne le sens interne caractéristique de l’être humain, à savoir la « faculté mentale individuelle », celle-ci étant directement unie à la conscience (ahankâra) qui est elle-même une détermination de l’Intellect universel (Buddhi). Quoique son activité s’exerce aussi par rapport à la manifestation sensible, le manas n’est pas corporel, mais appartient à la manifestation subtile (1).
À partir des Upanishads et des Commentaires des Védas (Brâhmanas), Coomaraswamy aborde la notion initiatique fondamentale d’a-manas, la « non-pensée », qui est également celle d’amanîbhâva (a-manas-bhâva), l’état (bhâva) d’arrêt de la pensée, notion bien connue de l’Advaita Védânta, en particulier chez Gaudapâda, le paramaguru (guru du guru) de Shankara, dans son Mândûkyakârikâ (III, 31, 32 ; IV, 28) (2). À manolaya (manas-laya), la «résorption de la pensée», par le prânâyâma, la discipline du souffle, qui retient l’activité mentale comme la cage retient l’oiseau, Shrî Ramana Maharshi privilégiait manonâsha (manas-nâsha), la « fin du mental », au double sens du mot «fin», par l’Àtma vichâra, la discrimination intérieure constante, à l’aide du fameux «Qui suis-je ?» du Jñana yoga (3).
À tous ces termes, auxquels on peut ajouter celui de manôjaya (manas-jaya), «victoire sur la pensée», c’est-à-dire maîtrise des pensées (manasah niqrhîta), correspond l’extinction du mental que Coomaraswamy appelle la «démentalisation» («dementation» en anglais). Elle permet de passer de la connaissance discursive à la connaissance intuitive, c’est-à-dire purement intellectuelle, où disparaît la dualité du sujet et de l’objet. Il s’agit d’arrêter le flux incessant des pensées afin d’entrer dans un état de quiescence, de paix et de béatitude, et de réaliser le Soi (4). Ainsi que le disent les sages, c’est le seul remède à la situation douloureuse de l’homme dans ce monde.
Le modus operandi de ce « sacrifice du mental » est la discipline spirituelle. Selon Shankara, le but de l’advaita-sâdhana ne peut être atteint qu’en suivant les Écritures et l’enseignement d’un guru. Ce qui revient à dire qu’une initiation, qui est la transmission d’une « influence spirituelle » s’inscrivant dans une lignée initiatique ininterrompue (paramparâ), est la première condition strictement indispensable, comme dans le cas de tous les yogas, si l’on veut obtenir un résultat spirituel effectif.
À cette condition initiale impérative s’ajoute une méthode de réalisation qui consiste généralement en la répétition constante (japa) par le mental d’un mantra conféré par le guru, ou de la même idée (anusamdhâna) comme celle de l’âtma-anusamdhânadu (5). Cette méthode a notamment pour effet de lier le mental sans cesse errant à l’objet désiré à l’exclusion de tout autre. En immobilisant le flux incessant des pensées pour se concentrer exclusivement et constamment sur le Soi, on le réalise. En ayant recours aux fonctions mentales pour aller au-delà de l’ensemble du processus de la pensée, on utilise la cause de la servitude et de la souffrance pour se libérer.
Cette cessation de la pensée individuelle culmine dans le nirvikalpa samâdhi qui est le « secret » incommunicable per se – puisqu’il est un état spirituel – qu’évoque Coomaraswamy dans son texte et dont Guénon avait donné la signification dans un article intitulé « Du secret initiatique » paru en 1934 dans le n° 429 des Études Traditionnelles (6). C’est évidemment à lui que Coomaraswamy se réfère implicitement.
Portrait du kabbaliste en jeune homme
La fin de l’étude de M. Pawel Maciejko permettra de commencer à entrevoir le rôle inquiétant du baron von Adlersthal et de l’Ordre des Frères Asiatiques. Des remarques additionnelles par M. S. Ibranoff y feront suite. Il y sera notamment question de l’apparition de la Franc-Maçonnerie sur la scène visible de l’histoire au XVIIIe siècle, de l’Ordre de la Rose-Croix d’Or dans les pays de langue germanique, de la Stricte Observance Templière du baron de Hund, du rôle de Casanova – le bibliothécaire du comte Waldstein au château de Dux – et de l’Ordre des Frères Asiatiques. Le manque de place nous contraint à publier son texte dans le prochain numéro, ainsi que la suite de son étude sur le livre de M. Jean Borella à propos de René Guénon.
Les Signes des Temps
M. Jean-François Houberdon présente maintenant une excellente traduction du chapitre 61 de L’Homme universel de Jîlî. Son introduction offre un panorama général des «signes des temps» tels qu’ils sont enseignés dans la tradition islamique, et comment l’œuvre de René Guénon permet de les mieux comprendre. Plus encore que le Coran, la source principale de ces signes sont les paroles du Prophète. À savoir les hadîths au sujet desquels M. Luc Desfontaines consacre ici un compte rendu. Ces données traditionnelles eschatologiques, très nombreuses en Islam, sont réunies sous la dénomination générale de Science de l’Heure (‘Ilm as-Sâ‘ah). Il s’agit toutefois d’un sujet particulièrement difficile et délicat.
En effet, il va de soi que la véritable science de l’Heure ne peut être la simple compilation des hadîths sur le sujet. Ceux-ci sont accessibles à tous, et si leur sens littéral a une valeur indicative et prédictive générale, leur signification profonde est réservée à un petit nombre. Cette élite n’est évidemment constituée ni par les juristes ni par les théologiens, c’est-à-dire par les ‘ulamâ ar-rusûm, les savant exotéristes. Nous en voulons pour preuve que ce sont ceux-ci et ceux qui les suivront aveuglément qui seront, d’après Ibn ‘Arabî, les ennemis de celui qui justement accomplira les prophéties de la fin des temps (7).
En réalité, la science de l’Heure est une science fondamentalement ésotérique. C’est ce que signifie le verset coranique cité en exergue par notre collaborateur : «Et auprès d’Allâh est la Science de l’Heure». La nature ésotérique de cette science fait que la déclaration divine exprimée par le verset n’est pas la simple affirmation d’un truisme. Cette science n’est connue que par les initiés réalisés, ceux qui sont eux aussi auprès d’Allâh, c’est-à-dire les saints, les awliyâ, et même uniquement par une petite partie d’entre eux. Ils sont les seuls véritables savants et les seules autorités (wulat) de la communauté islamique. C’est la méconnaissance de la nature véritable de cette science qui a conduit à tant de mésinterprétations des paroles prophétiques, mésinterprétations à caractère généralement littéraliste qui eurent des conséquences souvent tragiques comme en témoigne l’histoire récente.
Shrî Krishna et le Krishnaïsme
On pourra également lire la troisième et dernière partie du compte rendu de M. Benoît Gorlich sur deux livres de M. Dominique Wohlschlag. Plus qu’un simple compte rendu, c’est une véritable étude sur Shrî Krishna qui aura été ainsi offerte. Pour terminer, M. Gorlich aborde les symboles fondamentaux du Krishnaïsme, et les voies initiatiques fondées sur le culte de Krishna. Ce sont là des sujets peu connus en Occident que notre collaborateur traite d’une façon remarquable, et qui ne pourront que retenir l’intérêt des lecteurs de René Guénon.
M. Gorlich est un nouveau collaborateur des Cahiers, et nous profitons de cette occasion pour l’encourager à continuer ses travaux d’études traditionnelles dont les débuts furent si magistraux. À cet égard, nous le prions de bien vouloir nous excuser pour une coquille qui s’est glissée sur le site de la revue à la suite d’un malencontreux copié-collé du webmaster dans les nos 20 et 21 lors duquel le nom d’un autre collaborateur s’est trouvé substitué au sien.
Cette coquille a été corrigée depuis et il serait inutile de la mentionner si un malheureux profane, sans doute en phase maniaque, n’avait rien trouvé de plus intéressant que de la relever pour essayer d’insinuer on ne sait quelle signification (il ne le dit pas). Bien entendu, on ne sait pas de quoi cette coquille serait révélatrice, sinon de notre inattention, mais au regard des obsessions nominales fantaisistes bien connue du profane en question, il s’agissait sans doute de suggérer, quoiqu’on ne comprenne pas trop pourquoi, que M. Gorlich n’existerait pas. Si ce n’est pas de la nuisance gratuite, cela s’apparenterait alors chez ce profane à un désordre mental, puisqu’il est bien facile à chacun de vérifier que notre collaborateur existe bel et bien...
Pour mémoire, rappelons que le triste cacographe que nous visons ici avait publié il y a vingt ans, dans Vers la Tradition (8), un article où il affirmait, d’un ton péremptoire presque comique, que le cours de philosophie qui venait de paraître pour la première fois n’était pas de Guénon. Comme tout le monde le sait désormais, il s’était lourdement trompé. Bien qu’à la suite de cette piteuse méprise, ce présomptueux avait ensuite déclaré autour de lui qu’il ne publierait plus rien dorénavant, il fut évidemment incapable de se tenir à cette prudente décision. Il a donc récidivé dans l’erreur, et y a persévéré à de si nombreuses reprises qu’il n’est plus du tout possible aujourd’hui de lui accorder la moindre attention.
Si nous en parlons ici, c’est donc seulement par devoir envers M. Gorlich qui nous a signalé cette coquille et le parti apparemment hostile que l’on croyait pouvoir en tirer. Il a d’ailleurs lui-même voulu directement demander aimablement – comme c’est son naturel – une rectification pour mettre fin au tort éventuel que cela pouvait lui causer, mais aucune adresse ne figure sur le blog du courageux profane.
Des valeurs traditionnelles applicables par tous : la prudence et la discrétion
Malgré l’insignifiance de cet incident, il nous donne l’occasion de rappeler une fois de plus qu’en ce qui nous concerne, seule la qualité traditionnelle des textes est importante pour nous, non seulement les questions individuelles ne nous intéressent pas, mais nous laissons aussi toute liberté aux auteurs de signer avec leur nom, comme dans le cas de M. Gorlich ainsi que d’autres collaborateurs, ou d’utiliser un nom d’emprunt quelconque. Si nous admettons tout à fait qu’un auteur signe de son nom, nous comprenons aussi bien le recours au cryptonyme. Les deux ont une légitimité traditionnelle.
Avec l’apparition de l’internet, on comprendra sans difficulté que le rattachement initiatique de certains de nos collaborateurs n’a pas à être livré en pâture au public profane incompréhensif : un Franc-Maçon peut légitimement vouloir que sa qualité ne soit pas connue des membres de sa paroisse, de même qu’un kabbaliste, un musulman rattaché au Soufisme, un tântrika, un Nâth yogî, un Bouddhiste ou un pratiquant taoïste peuvent préférer, ce qui est bien normal, et afin de ne pas obérer leur vie sociale, que leurs voisins, leurs employés, ou leur employeur, leurs relations, les habitants de leur village pour certains, etc., ne soient pas informés d’une qualité spirituelle que ceux-ci ne sont certainement pas en mesure de comprendre. Cela ne pourrait provoquer que des perturbations inutiles.
Il va de soi que ceux qui auraient connaissance, ou croiraient avoir connaissance – car il se rencontre fréquemment beaucoup d’imagination à ce propos – de l’appartenance traditionnelle de tel ou tel de nos collaborateurs auront la courtoisie et la dignité traditionnelle de ne pas en faire état publiquement sans leur accord. On nous pardonnera d’énoncer de telles évidences, mais l’inconscience, la naïveté, la stupidité ou la malignité de ceux qui s’épanchent à propos des uns et des autres sur les réseaux sociaux quand ils sont lisibles par tous, que ce soit afin de rompre leur solitude, pour essayer d’exister, ou pour nuire, sont trop nombreux pour que nous ne nous abstenions pas d’inciter à la plus élémentaire réserve
Julien Arland
Directeur littéraire
1. Sur le « mental » dans l’œuvre de René Guénon, cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. VIII (« Manas ou le sens interne ; les dix facultés externes de sensation et d’action ») ; Les états multiples de l’être, ch. VIII (« Le mental, élément caractéristique de l’individualité humaine ») ; Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXII (« Les limites du mental »).
2. « Lorsque l’esprit cesse de penser en conséquence de la réalisation de la Vérité qui est le Soi (âtmasatya-anubodha), alors le mental atteint l’état de ne pas être la faculté mentale ; en l’absence de choses à percevoir, il devient non-percevant. » (Mândûkyakârikâ (III, 32) Cf. Mândûkyopanisad with Gaudapâda’s Kârikâ and Samkara’s commentary, translated and annotated by Swami Nikhilanand, Mysore, 1936.
3. Nous avons lu que, selon un auteur anonyme, « il ne faut pas confondre Âtma vichâra et le “Connaîs-toi toi-même” de la philosophie de la Grèce antique. » C’est tout à fait faux, l’analogie est au contraire étroite comme le montre l’article de René Guénon, « Connais-toi toi-même », 1931. Selon Shrî Ramana : « Le nom âtma-vichâra [se réfère] uniquement à [la pratique de] toujours fixer le mental dans [ou sur] Âtmâ [le Soi] » (Nân Yâr (Who am I?), 16), définition qui correspond à ce qu’enseigne la Gîtâ, II, 55, 71 ; III, 17 ; VI, 25, 26, 47.
4. Gaudapâda décrit l’activité du mental, désigné par manas, chitta ou vijñâna, par un mouvement oscillant ou vibrant (spandita) qui produit l’apparence de la dualité du percevant (grahana) et du perçu (grâhaka). Il prend comme image celle d’un tison enflammé qui, lorsqu’il est agité, produit différentes formes, des lignes droites et courbes dont les motifs, créés à partir d’un seul point, sont comparables à la création de tous les noms (nâma) et de toutes les formes (rûpa) dans la manifestation formelle. Quand le mouvement cesse toutes les formes se fondent ou disparaissent dans l’unicité du seul point enflammé.
5. Gaudapâda propose une méthode progressive utilisant les différents mâtrâs du monosyllabe sacré AUM jusqu’à ce que le sâdhaka pratique la contemplation de l’aspect sans mâtrâ, laquelle est le mouvement final de l’ahamgraha upâsanâ, le retournement intérieur vers le Soi. C’est la transformation de la méditation en nididhyâsana, la contemplation. C’est le degré le plus haut du jñâna sâdhana du Védânta traditionnel que Gaudapâda appelle Asparsha Yoga. Le but de cette pratique est la réalisation du nirvikalpa samâdhi dans lequel le mental atteint l’état de « non-mental » (amanastâm ou amanîbhâva). Lorsque cela se produit, la connaissance (jñana) s’établit dans le Soi, Turîya ou Brahman, et la possibilité de Libération augmente pour l’aspirant qui y parvient. Cf. Colin A. Cole, The soteriology of Gaudapâda’s Mândûkya Kârikâ, British Columbia, 1975.
6. Repris dans les Aperçus sur l’Initiation, ch. XIII.
7. Cf. Les révélations Mecquoises (Futûhât al-Makkiyya), ch. 366. Cf. James W. Morris, « At the End of Time », The Meccan Revelations, New York, 2002.
8. Cf. n° 88, juin-août 2001.
Pour citer cet article :
Julien Arland, « Éditorial », Cahiers de l’Unité, n° 22, avril-mai-juin, 2021 (en ligne).
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