Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
PLAN
Le mandataire de la conscience traditionnelle universelle
Philosophie antique et philosophie moderne
Une définition de la philosophie
Le refus borellien de la vérité philosophique
L’ésotérisme platonicien
L’ésotérisme aristotélicien
La philosophie confusionnelle de M. Borella
Les spectres du pays des ombres
Les platonismes
Mme Catherine Conrad, normalienne, agrégée de philosophie, et « disciple » de M. Borella, dans son article sur « Guénon et la philosophie », paru dans le Cahier de l’Herne consacré à Guénon en 1985, parle de rapports d’« un caractère relativement ambigu ». Pour elle, « le procès que Guénon intente à la philosophie, et singulièrement à la philosophie grecque, est un faux procès et repose sur un malentendu. » Elle y voit une preuve d’inculture qui écarte de leur propre tradition intellectuelle des lecteurs de son œuvre, et éloigne les philosophes de ses livres, alors que « de par leur formation et, quoiqu’on en dise, leur goût de la vérité, sont pourtant les plus à même de le comprendre, et de relire, à la lumière de ce qu’il nous enseigne, les grands auteurs occidentaux. Bref, ce faux procès nous paraît faire obstacle à la réalisation du projet guénonien : reconstituer une élite en Occident ». (p. 355)
Malheureusement, malgré le « goût de la vérité » qu’on peut lui supposer, Mme Conrad, qui n’a jamais publié qu’un livre sur Hannah Arendt chez Que sais-je ?, n’a pas cherché elle-même à remédier à ce qu’elle prétendait regretter. En réalité, comme nous le verrons, à l’instar de M. Borella, elle méconnaît la véritable nature et le rôle de la philosophie grecque, et, comme lui, n’a manifestement pas tout à fait compris ce qu’écrit Guénon à ce sujet. Chez la plupart de ceux de leur génération, la formation philosophique semble avoir provoqué une sorte de cécité cognitive.
Après avoir critiqué la position de Guénon vis-à-vis de l’orientalisme, critique dont on a vu l’inconsistance, M. Borella l’attaque encore avec virulence en reprenant une partie des arguments de Mme Conrad, à moins que ce ne fût-elle qui avait repris les siens. Au chapitre VII intitulé « René Guénon et l’“erreur” philosophique », une remarque circonstancielle de Guénon contre le platonisme lors d’un discours de fin d‘année est même (dis)qualifiée de « proprement atterrante » (p. 101). Rappelant le rôle du platonisme chez Philon pour le Judaïsme, chez les saints Justin, Denys, Grégoire de Nysse, Augustin pour le Christianisme, et, pour faire bonne mesure, la désignation de « fils de Platon » (Ibn Aflatûn) conférée à Ibn ‘Arabî dans l’Islam, M. Borella considère qu’il est difficile de témoigner « plus d’incompréhension à l’égard d’une pensée qui illumina l’Occident de sa lumière spirituelle durant plus de deux mille ans. » (p. 101) Il se demande, non sans une irritation un peu méprisante, si Guénon connaissait les auteurs dont il parlait (p. 101). S’enfonçant toujours un peu plus loin dans le pays des ombres, il considère que Guénon « traite moins de la philosophie en elle-même que de son image vulgarisée dans la mentalité culturelle de son temps. » (p. 115)
Un homme sans étiquette
L’orientalisme et la philosophie sont les deux disciplines universitaires qui paraissent les plus proches de l’œuvre de Guénon. C’est d’ailleurs comme professeur de philosophie qu’il exerça une activité professionnelle quand il y fut obligé par les circonstances économiques, et, ne pouvant faire autrement, c’est comme thèse de philosophie que son premier livre fut présenté à un orientaliste. C’est d’ailleurs du côté de ces deux disciplines que se sont trouvés bon nombre de ses lecteurs.
Pour l’orientalisme, malgré les réactions haineuses provoquées par la parution de l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues chez la plupart des orientalistes institutionnels français, haine qui perdure de nos jours, beaucoup d’Occidentaux penchant vers l’Orient ont mené de front la lecture de ses livres et les études du sanscrit, du chinois ou de l’arabe, souvent dans un cadre universitaire (1). Bien entendu, si l’on voulait faire carrière, il était préférable de dissimuler l’origine de sa vocation et ne pas avoir la candeur de laisser paraître son admiration pour Guénon, et sa dette envers lui, ni croire que l’on pourrait bousculer d’emblée l’enseignement officiel.
Du côté de la philosophie, de l’étudiant de première année au docteur agrégé, le « philosophe » est une catégorie également bien représentée parmi ses lecteurs. De l’adhésion complète au rejet total, en passant par l’adhésion partielle, on y retrouve toutes les nuances. Cette proximité apparente de l’orientalisme et de la philosophie avec l’œuvre de Guénon explique naturellement pourquoi plusieurs de ceux relevant de ces disciplines se sont étonnés, voire ont condamné comme M. Borella et Mme Conrad la position critique de l’auteur de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta et des États multiples de l’Être. Il est facile de comprendre pourquoi : quoiqu’en dise Mme Conrad dans sa grande simplicité, le « goût de la vérité » n’est pas également partagé chez tous les philosophes modernes... Il est vrai cependant que la déformation mentale qui leur a été imposée par leurs études les rend peu aptes à comprendre ce qui sort du cadre limité de ce qu’ils connaissent. Ils sont souvent désemparés hors de cette sphère. Chez eux, cette formation peut être un sérieux handicap.
Pourtant, ainsi que l’écrivait encore Mme Conrad, il y a effectivement un « faux procès qui repose sur un malentendu », mais celui-ci et celui-là ne viennent pas de Guénon, mais seulement des orientalistes et des philosophes. Il a déclaré on ne peut plus nettement qu’il n’était ni l’un ni l’autre. Il est donc tout à fait incongru de lui reprocher de n’avoir été ni orientaliste ni philosophe... L’incapacité de ceux-ci à appréhender son œuvre en dehors de leurs catégories montre simplement les limitations de leur discipline, sinon l’étroitesse de leur mentalité et de leur horizon intellectuel. Les critiques de M. Borella, qui ne parvient pas à penser qu’il puisse être autre chose qu’un orientaliste ou un philosophe, sont caractéristiques à cet égard.
Le mandataire de la conscience traditionnelle universelle
Rappelons ce que Guénon a pourtant écrit dans l’Avant-propos d’Autorité spirituelle et pouvoir temporel : « Nous avertissons une fois de plus que nous ne sommes pas disposé à nous laisser enfermer dans aucun des cadres ordinaires, et qu’il serait parfaitement vain de chercher à nous appliquer une étiquette quelconque, car, parmi celles qui ont cours dans le monde occidental, il n’en est aucune qui nous convienne en réalité. » Il le répète au chapitre IX de La Crise du Monde moderne : « Nous refusons absolument de nous laisser appliquer une étiquette occidentale quelconque, car il n’en est aucune qui nous convienne ; que cela plaise ou déplaise à certains, c’est ainsi, et rien ne saurait nous faire changer d’attitude à cet égard. »
On ne peut donc le qualifier de philosophe, fut-il invisible (2). Il était beaucoup plus qu’un orientaliste ou un philosophe : il représentait la conscience traditionnelle et initiatique de façon universelle, et son œuvre qui la représente toujours en est l’expression doctrinale. Au titre de ce mandat qu’il tenait de l’Orient traditionnel, et pour lequel il avait toutes les qualifications nécessaires, il était fondé à traiter et à juger de l’orientalisme et de la philosophie en Occident, disciplines qu’ils connaissaient évidemment très bien (3). Nous ne reviendrons pas sur l’orientalisme que nous avons abordé dans la première partie (4), mais voyons maintenant ce qu’il en est de la philosophie.
Philosophie antique et philosophie moderne
Tout d’abord, il convient de préciser que selon Guénon, il est impératif de distinguer la philosophie antique de la philosophie moderne. D’après lui, la philosophie antique se subdivisait elle-même en une philosophie « ésotérique » (esôterikós) et en une autre « exotérique » (exôterikós), la première étant généralement orale et la seconde écrite (5). À l’époque de cette affirmation, en 1927, cette idée d’une philosophie ésotérique grecque antique devait sans doute être difficilement recevable chez la plupart des spécialistes, et elle l’est encore de nos jours chez beaucoup d’entre eux pour des motifs idéologiques. Pourtant, aujourd’hui, l’existence de cette philosophie ésotérique ne peut plus être contestée, du moins scientifiquement pourrait-on dire. Les travaux de « l’École de Tübingen », et de M. Jean-Luc Périllié, l’ont démontré.
Toujours selon Guénon, la négation graduelle de l’ésotérisme a entraîné la perte progressive des principes d’ordre universel qui faisait de la philosophie antique la doctrine sacrée et complète de la forme traditionnelle de type sapiential qu’était la tradition grecque. Cette négation conduisit à la prédominance de l’aspect exotérique. Ce qui a donné naissance à la philosophie profane comme en témoignent notamment le scepticisme du cinquième scholarque Arcésilas de Pitane (315-241) de la Nouvelle Académie (6), d’un côté, et le succès du « moralisme » stoïcien et épicurien, de l’autre. En d’autres termes...
Stanislas Ibranoff
(À suivre)
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juillet-août-sept. 2024