Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Le Recueil couleur annuel 2024
volume IX
à paraître
le 22 janvier 2025
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
René Guénon et Jacques Maritain
deux alternatives à la modernité


PLAN
I – La convergence : la critique de la modernité individualiste
II – La divergence : mystique occidentale et orientation initiatique
1/ La divergence spirituelle
a/ L’amour et la connaissance dans l’union à Dieu
b/ Mysticisme et naturalisme
2/ La divergence civilisationnelle
Les humanismes et la fonction du politique
III – Conclusion : posture antimoderne et esprit traditionnel
Introduction
Dans son article compendieux sur « Jacques Maritain et René Guénon : deux manières d’être antimoderne » (1), la philosophe maritainienne Mme Dickès-Lafargue montrait, en dépit des divergences annoncées par le titre, l’affinité des deux auteurs, leurs convergences dans la critique des divers aspects de la pensée moderne que sont le scientisme, le cartésianisme, le protestantisme, le naturalisme et l’égalitarisme. Pourtant, cet article méritait d’être repris et amplifié, de manière à la fois plus précise que les jalons programmatiques qu’il avait le mérite de poser, mais aussi plus adéquate à la tendance agonistique des relations entre Maritain et Guénon, marquées par des divergences de plus en plus accentuées. Aussi notre propos, dans le cadre de la présente étude, sera moins doxographique que problématique : la confrontation de la pensée de Jacques Maritain à celle de René Guénon peut utilement permettre de saisir les raisons de leur singulière proximité philosophique, mais aussi, et surtout, les enjeux de leur affrontement dans le domaine spirituel et métaphysique. L’ordre de leur comparaison suivra donc celui qu’exprime de manière très claire René Guénon, dans sa lettre du 24 août 1930 à Rodolfo Martinez Espinosa :
« Vous me parlez de M. Maritain ; personnellement, j’ai toujours eu d’amicales relations avec lui ; quant aux idées, nous nous accordons surtout à un point de vue négatif, je veux dire dans le sens “antimoderne”. Pour le reste, il est malheureusement, lui aussi, plein de préventions contre l’Orient ; il l’était du moins, car il semble que ces préventions se soient atténuées depuis quelque temps mais, chose étrange, il y a chez lui comme une sorte de crainte de ce qu’il ne connaît pas, et c’est regrettable, car cela l’empêche d’élargir son point de vue. »
Il se dégage très clairement de ces lignes que l’entente intellectuelle entre les deux auteurs, au-delà de leur amitié personnelle encore d’actualité en cette année où Guénon s’établissait au Caire, se fondait, non sur des critères positifs d’adhésion à une même doctrine, mais sur des critères négatifs : la critique du monde moderne. Guénon et Maritain étaient d’accord sur ce qu’il fallait combattre, mais, comme nous le verrons par la suite, ils ne l’étaient pas sur les moyens à employer pour le faire ni même sur les fins à en espérer. Entre ces deux auteurs, une convergence « négative » est donc accompagnée d’une divergence « positive », qui seront les deux moments successifs de nos analyses. (2)
I – La convergence : la critique de la modernité individualiste
Le philosophe catholique et néo-thomiste Jacques Maritain s’inscrivait assurément dans la perspective vigoureusement critique de la modernité du pape Pie X (1835-1914) en écrivant en 1922 Antimoderne, quand, de son côté, René Guénon, partageant ouvertement avec l’Église catholique sa « lutte contre le modernisme » (3), dénonçait pareillement La Crise du Monde moderne en 1927, véritable succès de librairie, après son très remarqué Orient et Occident (1924) et près de vingt ans avant Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, publié à la fin de la guerre. (4) Nos deux auteurs conviennent que la modernité est un état de crise spirituelle dont l’anomalie s’explique fondamentalement par l’individualisme. Cette crise spirituelle est signalée par la déconstruction progressive de la religion catholique (5), dont ils souhaitent tous deux la préservation et la restauration, nécessaires à la transmission et à la revivification salutaires de l’esprit traditionnel en Europe tel qu’il existait pleinement dans la Chrétienté médiévale. (6)
Or, le rôle corrosif de l’individualisme se traduit selon Jacques Maritain par le fait que « le monde moderne confond deux choses que la sagesse antique avait distinguées : il confond l’individualité et la personnalité. » (7) L’une n’a rien à voir avec l’autre, explique-t-il : la personne est l’être qui subsiste librement par soi, de sorte que l’homme n’est une personne que par sa participation spirituelle, à la fois principielle et non contingente, à la Personne divine. (8) Au contraire, l’individualité est ce par quoi un être se distingue et s’exclut matériellement de l’ensemble des autres êtres que lui, suivant la définition scolastique de la matière comme principe d’individuation, de division des essences en instances séparées. (9) À son tour, René Guénon, qui a justement aidé Maritain à préciser sa pensée sur cette distinction capitale de l’individualité et de la personnalité (10), définit lui-même très clairement l’individualisme comme « la négation de tout principe supérieur à l’individualité, et, par suite, la réduction de la civilisation, dans tous les domaines, aux seuls éléments purement humains. » (11) En effet, l’individualisme correspond, au point de vue du connaître, au refus de l’existence d’une « faculté de connaissance supérieure à la raison individuelle », en même temps que, du point de vue de l’être, il signifie un « refus d’admettre une autorité supérieure à l’individu ». Nous avons bien là les deux faces qui caractérisent le monde moderne : d’une part la négation de la métaphysique, et d’autre part la négation de la hiérarchie. De cette façon, Maritain et Guénon ont en commun de rapporter la crise de la modernité à l’individualisme. Cette attribution s’explique par leur commune fondation de la connaissance sur l’intuition intellectuelle, niée par l’individualisme.
Guénon et Maritain sont assurément deux défenseurs éminents de la réalité et de la légitimité de l’intuition intellectuelle. Celle-ci, que Maritain appelle aussi l’«intuition de l’être», fait l’objet d’une grande partie, la plus rigoureuse, de son œuvre philosophique. L’intuition intellectuelle est en effet l’habitus des premiers principes, qui permet à l’intelligence d’assimiler l’intelligibilité de l’être connu. Pour cette raison, elle est « nécessaire à tout métaphysicien », affirme Maritain (12), et Guénon de dire à son tour que, dans les cultures traditionnelles, « tout est comme suspendu à cette intuition, immuable et infaillible en soi, et unique point de départ de tout développement conforme aux normes traditionnelles. » (13) Là-dessus, la proximité de Guénon et Maritain quant au versant négatif de leur critique de la modernité est remarquable : l’un et l’autre reprochent à Bergson de séparer l’intuition et l’intelligence. Critiquant La philosophie bergsonienne, Maritain parle en effet du «pouvoir intuitif de l’intelligence» qui, au premier niveau de la perception, « s’exerce par le concept » (14). Dans cette perspective, Guénon, recensant un essai critique du P. Penido sur La méthode intuitive de M. Bergson (15), oppose l’intuitionnisme bergsonien, anti-métaphysique, à l’intuitivisme métaphysique traditionnel (16), et infère de cette incapacité récurrente de la philosophie moderne à saisir la véritable nature de l’intuition, une « atrophie » des facultés intellectuelles causée par l’ambiance matérialiste dans laquelle sont immergés les entendements modernes. (17)
Ainsi, les constats respectifs de Jacques Maritain et René Guénon sont formels : le monde moderne se caractérise comme une crise de l’intelligence. Pourtant, nos deux auteurs n’en diffèrent pas moins au point que leurs premiers désaccords apparaissent dès l’année suivant leur rencontre en 1916. Si Maritain fut enthousiasmé par la vigueur et la complétude des critiques de Guénon à l’égard de l’occultisme et du théosophisme, il ne partageait cependant pas du tout l’idée que la connaissance des doctrines métaphysiques de l’Orient pût bénéficier réciproquement à la restauration spirituelle et intégrale de la tradition occidentale.
II – La divergence : mystique occidentale et orientation initiatique
Maritain, d’une part, fidèlement à l’expression qui lui est contemporaine de la dogmatique catholique, s’inscrit dans la ligne de l’encyclique Aeterni Patris (4 août 1879) du pape Léon XIII qui promeut la néo-scolastique thomiste comme la philosophie appelée à sauver la mentalité moderne. Chez Maritain, cette néo-scolastique se fonde en réalité, sous prétexte d’une mise en valeur de l’œuvre de S. Thomas d’Aquin, sur son interprétation par ...
Paul Ducay
1. Godeleine Dickes-Lafargue, « René Guénon et Jacques Maritain : deux manières d’être antimoderne », Nouvelle revue Certitudes, oct-déc. 2001, n° 8. Cf., de l’autrice, Le Dilemme de Jacques Maritain : l’évolution d’une pensée en philosophie politique, Éditions de Paris, 2005.
2. Notre article reprend le propos tenu lors de notre conférence en Avignon, à l’église Saint Agricol, le lundi 15 juillet 2024, dans le cadre du Cycle de conférences sur Maritain organisé par le Cercle d’études Jacques et Raïssa Maritain. Nous remercions tout spécialement Claire Bressolette et Flavie Bienfait pour leur invitation.
3. René Guénon, « Les Néo-spiritualistes », La Gnose, août-nov. 1911, fév. 1912.
4. Ces livres et leurs auteurs ne font pas exception : Jacques Bainville s’inquiète, la même année que Maritain, de L’avenir de la civilisation (1922), et Léon Daudet fustige Le stupide XIXe siècle (1922) ; Gonzague Truc dresse la critique de Notre Temps (1925) ; Freud lui-même, preuve que l’antimodernité peut elle-même être foncièrement moderne, analyse le Malaise dans la civilisation (1928), avant que Paul Valéry n’expose ses Regards sur le monde actuel (1931), et que Georges Bernanos fustige La Grande peur des bien-pensants (1931) ; enfin Edmond Husserl analyse en 1935 La Crise des sciences européennes.
5. Jacques Maritain, Antimoderne, ch. V, Éditions de la Revue des jeunes, Paris, 1922, pp. 198-199 : « À vrai dire, depuis le déclin du Moyen Âge, l’histoire moderne est-elle autre chose que l’histoire de l’agonie et de la mort de la chrétienté ? […] En trois grandes étapes – Luther, Descartes, Kant – l’homme s’isole de la vie surnaturelle (…) et devient sourd à l’Enseignement révélé, il se soustrait à Dieu par antithéologisme et à l’être par idéalisme, il se replie sur soi, s’enferme comme un tout-puissant dans sa propre immanence, fait tourner l’univers autour de sa cervelle, s’adore enfin comme étant l’auteur de la vérité par sa pensée et l’auteur de la loi par sa volonté. ».
6. René Guénon, La Crise du Monde moderne, ch. II, Paris, éd. Allia, 2022, p. 44 : « Nous pensons d’ailleurs qu’une tradition occidentale, si elle parvenait à se reconstituer, prendrait forcément une forme extérieure religieuse, au sens le plus strict de ce mot, et que cette forme ne pourrait être que chrétienne, car, d’une part, les autres formes possibles sont depuis trop longtemps étrangères à la mentalité occidentale, et, d’autre part, c’est dans le Christianisme seul, disons plus précisément encore dans le Catholicisme, que se trouvent, en Occident, les restes d’esprit traditionnel qui survivent encore. »
7. Jacques Maritain, Trois réformateurs : Luther, Descartes, Rousseau, ch. I : « Luther ou l’avènement du moi », 8, Œuvres Complètes (OC), Vol. III (1924-1929), Éditions universitaires Fribourg-Suisse, Éditions Saint-Paul Paris, 1984, p. 451 sqq.
8. Cf. Jean Borella, Problèmes de gnose, 3.9., Paris, éd. L’Harmattan, coll. Théôria, p. 203 : «D’une part (…), la personne (le principe spirituel qui fait l’unité de l’être humain) doit être vue comme la relation ontologique qui nous rattache à Dieu (et réciproquement comme le regard de Dieu sur nous), en sorte que la voie spirituelle qui nous conduit à Dieu n’est autre que la réalisation dynamique de cette relation qui traverse la hiérarchie des degrés du réel. D’autre part, on trouve, dans la pensée chrétienne, des enseignements qui vont en ce sens ; Évagre le Pontique écrit : “le moine devient l’égal des Anges par la véritable oraison” (De oratione, ch. 113), ce que le P. Hausherr commente ainsi : “le nom d’homme ne convient plus au contemplatif (ou gnostique) parvenu à l’état angélique” (Les leçons d’un contemplatif, Beauchesne, 1960, p. 143).»
9. Ibidem, pp. 451-153..
10. René Guénon, Lettre du 26 août 1916 à Pierre Germain : « Je vous écris en voyage, ne voulant pas attendre plus longtemps pour vous retourner celle de Maritain que je vous remercie de m’avoir communiquée. Sa réponse à votre question n’est pas en effet très nette ni très satisfaisante. D’après la doctrine scolastique, il est certain que c’est la matière qui est le principe d’individuation, l’individualité de l’âme dérive donc de la matière : son individualité, mais non son être ni son essence, évidemment. Il semble bien qu’il y ait une confusion à cet égard dans le post-scriptum. Quant à l’ange, il est limité ou déterminé par son essence même. » (Nous soulignons)
11. René Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. V « L’individualisme », éd. Gallimard, folio essais, 1994, p. 101.
12. 12. Jacques Maritain, Sept leçons sur l’être (1934), III, « L’intuition de l’être en tant qu’être », OC V, pp. 572-576.
13. René Guénon, op. cit., chap. III.
14. Jacques Maritain, La philosophie bergsonienne (1914, 1947), chap. XVI, « Intuition et conceptualisation », OC I, pp. 502-504.
15. Maurílio Teixeira-Leite Penido, La méthode intuitive de M. Bergson. Essai critique, Paris, éd. Félix Alcan, 1918. René Guénon fait partie des auteurs français importants, avec Yves Congar, Régis Jolivet et, encore une fois, Jacques Maritain, à avoir commenté l’œuvre de ce philosophe et théologien catholique brésilien.
16. René Guénon, compte-rendu de « T.-L. Penido… », Revue philosophique, sept. 1920 : « L’intellectualisme vrai est au moins aussi éloigné du rationalisme que peut l’être l’intuitionnisme bergsonien, mais exactement en sens inverse ; s’il y a un intuitionnisme métaphysique qui est cet intellectualisme, il y a aussi un intuitionnisme antimétaphysique, qui est celui de M. Bergson. En effet, tandis que la métaphysique est la connaissance de l’universel, la “philosophie nouvelle” entend s’attacher à l’individuel, et elle est ainsi, non pas “au-delà”, mais bien “en-deçà de la physique”, ou de la science rationnelle, connaissance du général ; maintenant, si les bergsoniens confondent l’universel avec le général, c’est au moins un point sur lequel ils se trouveront d’accord avec leurs adversaires rationalistes. »
17. 17. René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (1945), ch. XIX : « À partir [des XVIIe et XVIIIesiècles], les facultés de conception et de perception qui permettaient à l’homme d’atteindre autre chose que le mode le plus grossier et le plus inférieur de la réalité étaient totalement atrophiées, en même temps que le monde lui-même était irrémédiablement “solidifié”. »
18. ...
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Le Jugement dernier
par Jan Provoost, 1525

Éditions du Courrier de Rome, 2014




Œuvres complètes en 17 volumes publiés aux Éditions Universitaires-Éditions Saint-Paul, Fribourg-Paris, 1986-1999.

Maurílio Teixeira-Leite Penido
(1895-1970)
Diplômé en lettres de la Sorbonne en 1913, où il suit les cours d’Henri Bergson, il se rend l’année suivante à Rome où il étudie la philosophie à l’Université Grégorienne. Il poursuit ses études de théologie à l’Université de Fribourg, en Suisse, où il deviendra plus tard professeur. Il fut un critique sévère d’Henri Bergson, un admirateur du cardinal Newman et révérait spécialement saint Jean de la Croix. Selon Maritain, son livre contre Bergson est « un de ceux qui se lisent avec un intérêt passionné ».