Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
Le recours à la Tradition
La modernité : des idées chrétiennes devenues folles
Préface de Fabrice Hadjadj, 289 pages, Collection Théôria, L’Harmattan, Paris, 2022.
Michel Michel
PLAN
Origine et finalité du monde moderne
Recours apparent et rejet effectif
Le masque d’un prétendu bon usage
Des lecteurs qualifiés de Guénon dans le Catholicisme
L’accès à la Vérité
Des conditions nécessaires
Le temps n’attend pas
Une lecture déficiente
La sociologie contre la Tradition
Le maître de la science des symboles
René Guénon et les traditions sans écriture
M. Michel dans le chaos mental de la modernité
La question de la dégénérescence traditionnelle
Déclin et disparition
Conditions diverses des formes traditionnelles
Traditions incomplètes et influences subtiles inférieures
Le réveil du grand serpent
La lettre et l’esprit
Aperçus sur la taxinomie des sources de René Guénon
Rassembler ce qui est épars
La Source de toutes les sources
Une œuvre en dehors de tout milieu défini
Propositions de M. Michel pour une nouvelle pastorale
Le motif dans le tapis
Un regard moderne
Cet ouvrage, d’un ton très libre, est celui d’un catholique sociologue ou d’un sociologue catholique. La sociologie étant le métier de M. Michel qui fut Maître de Conférences à l’Université des Sciences Sociales de Grenoble. Dès le début de son livre, il déclare vouloir exprimer « un point de vue de sociologue » (p. 37), mais en tant que la sociologie serait mise, semble-t-il, au service de la spiritualité catholique et de l’Église. Si ce « point de vue de sociologue » peut mettre en confiance les mentalités modernes, en revanche, il inspirera de la défiance à celles qui sont traditionnelles. Pour elles, on le sait, la sociologie n’est pas une science, ce n’est qu’une discipline conjecturale inventée par les modernes qui a joué et continue de jouer un rôle toxique et dissolvant dans la société occidentale. L’origine même du terme est attribuée à un personnage particulièrement sulfureux : Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836), surtout connu pour avoir été un abbé défroqué qui vota la mort du roi pendant la Révolution (1).
L’obsolescence des références
On conviendra qu’il y a là un retournement inattendu : un catholique monarchiste, M. Michel Michel, se plaçant sous l’égide d’un prêtre renégat et régicide pour susciter un recours à la Tradition... Mais que l’on ne se méprenne pas, malgré les malformations mentales infligées par sa profession, la sincérité des intentions de M. Michel ne saurait être mise en doute. Si nous avons bien compris son projet, il s’agirait ainsi d’utiliser les armes forgées par les modernes pour les retourner contre eux. À ce titre, il ne s’adresse principalement qu’à des lecteurs qui accordent de la valeur, sinon de l’autorité, aux diverses disciplines modernes que sont la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, etc.
En orientant l’attention vers les travaux de Mircea Eliade, Gilbert Durand, Georges Dumézil, Ernest Cassirer, C. G. Jung, Georges Bataille ou Roger Caillois (pp. 29, 47, 249, 274), il pense montrer qu’il y a une autre manière de percevoir ce qu’il appelle la question religieuse. Tout cela, il faut le dire, ne va pas bien loin, et vient bien tard. Ce sont là des considérations et des références qui appartiennent à l’ambiance et à la vie intellectuelles des années1960 et 1970, et qui ne pouvaient sans doute avoir un peu d’effets qu’en ces époques-là. Aujourd’hui, cela revient à mener un combat d’arrière-garde avec une épée de bois, en donnant des coups dans l’eau.
Une question inutile
L’auteur veut d’abord répondre à la question qui est, selon lui, classique : l’homme est-il naturellement religieux ? Nous devons avouer que pour nous, elle n’a aucune pertinence ni guère de sens. Elle est typiquement moderne. Elle s’inscrit dans l’ensemble de ces questions oiseuses et réductrices en soi qui sont de savoir si l’homme est naturellement artiste, écrivain, gastronome, sportif, belliqueux, etc. Ce sont des questions spécieuses directement issues de la pseudo-philosophie du XVIIIe siècle. Elles se ramènent toutes à celle de la ridicule et fausse dichotomie posée par les modernes entre nature et culture. Ces mêmes modernes ont depuis répondu à cette illusoire problématique par la voix de Claude Lévi-Strauss qui a reconnu l’impossibilité pour l’anthropologue de séparer ce qui relève du naturel et ce qui relève du culturel (2). M. Philippe Descola en a reconnu lui aussi toute la labilité (3). Ce qui revient à dire que les modernes, tant il est vrai qu’ils ne savent pas grand-chose, sont incapables de répondre aux questions qu’ils posent.
Pour traiter le sujet, M. Michel brosse un panorama foisonnant qui nous paraît quelque peu confus – c’est sans doute l’inconvénient d’écrire au fil de la plume ou du clavier –, et en tout cas certainement beaucoup trop général. Il décourage un examen méthodique dans le cadre d’un compte rendu, aussi ample soit-il. Pour ce qui concerne la France et sa « décatholicisation » récente, nous pensons que le livre de M. Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Paris, 2018) ou celui de M. Patrick Buisson, La fin d’un monde (Paris, 2021) en présente l’histoire pour la seconde partie du XXe siècle de manière plus précise et moins empirique (4). On regrette que M. Michel n’en ait pas pris connaissance, et puisqu’il revendique un point de vue sociologique, on s’étonne aussi qu’il ne fasse pas référence à l’ouvrage de Mme Danièle Hervieu-Léger, directrice émérite d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du Centre d’études en sciences sociales des religions : Catholicisme, la fin d’un monde (Paris, 2003).
Origine et finalité du monde moderne
L’inconvénient majeur de la méthode de l’auteur, si méthode il y a, est que l’on reste quelque peu enfermé à l’intérieur de la modernité elle-même. Ainsi, reprendre la définition de Chesterton selon laquelle la modernité serait constituée par des idées chrétiennes devenues folles, est non seulement fausse, mais aussi absurde. C’est une grave erreur que de le penser. À l’instar d’Eric Voegelin, le sociologue catholique Charles Taylor a d’ailleurs commis la même erreur dans son monumental ouvrage, L’Âge séculier (5). La modernité n’est pas une hérésie du Christianisme, elle n’est pas une déviation de celui-ci. La modernité n’est pas qu’anti-chrétienne (6), elle aussi « a-chrétienne » ou « in-chrétienne », c’est-à-dire tout à fait en dehors du Christianisme, comme de toutes les formes traditionnelles auxquelles elle s’oppose de toutes les façons possibles : « L’adversaire qui s’élève contre tout ce qu’on appelle Dieu ou qu’on adore ; il va jusqu’à s’asseoir [comme Dieu] dans le temple de Dieu en se proclamant lui-même Dieu. » (II, Thes. 2, 4). Elle le déclare elle-même sans ambages : elle est athée, sans Dieu. On ne peut même plus dire qu’elle serait encore seulement humaniste, au sens où elle réduirait tout à des proportions purement humaines et nierait tout principe transcendant (7), parce qu’elle est foncièrement inhumaine. Sa véritable origine est infra-humaine.
C’est pour cela qu’elle instaure progressivement une pseudo-civilisation qui est mortifère pour l’homme et dévastatrice pour le monde. C’est ce vers quoi elle tend inéluctablement, en conformité avec sa nature réelle. Il s’agit là d’une conséquence logique du développement cyclique. Il est inhérent à la manifestation d’exprimer toutes ses possibilités, même les plus inférieures, sinon elle ne serait pas la manifestation.
Si au début du cycle humain, l’homme et le monde sont dans la proximité divine (8), à la fin, ils sont dans le plus grand éloignement. On pourrait dire qu’ils vont du spirituel vers le matériel, du Centre vers la périphérie, du Paradis vers l’Enfer. C’est la signification véritable de la « Chute », qui désigne la sortie du Paradis terrestre à la fin du Krita-Yuga et l’éloignement du Principe à travers les différentes phases du cycle. En d’autres termes, si les civilisations traditionnelles sont d’ascendance divine, la civilisation moderne est d’origine infernale. Dans sa forme finale, la société moderne sera l’exact reflet inversé de la Tradition primordiale – celle de l’Éden si l’on préfère user du vocabulaire des traditions abrahamiques –, à l’instar de son géniteur, qui est, comme Tertullien l’enseigne, le « singe de Dieu » (9).
Une source d’erreurs et d’incompréhensions vient sans doute du fait que cette civilisation infernale qu’est la modernité non seulement ne se donne évidemment pas pour telle, elle se présente même comme le contraire, mais aussi qu’elle ne se constitue pas pleinement en une seule fois et d’un coup, mais graduellement par une série d’étapes successives et d’une génération à l’autre. Dans le cours de ces étapes, elle coexiste avec les aspects de la société traditionnelle authentique qui n’ont pas encore disparu, ou été détruits, ou subvertis à son profit. C’est ce qui explique sans doute la confusion dans laquelle se trouvent la plupart des mentalités. En France par exemple, s’il y a des ruptures brutales entre tradition et modernité, comme avec la destruction de l’Ordre du Temple, la Réforme, la Révolution ou la séparation des Églises et de l’État, notamment, il y a également un glissando anti-traditionnel permanent et plus ou moins subreptice. Saint Paul en a averti : « En effet, le mystère de l’impiété agit déjà. Il faut seulement que celui qui le retient encore ait disparu. » (II, Thes. 2, 7). Or, ce qui le retenait en Occident, le Katechon, a disparu en 1648 avec les traités de Westphalie qui ont marqué la fin du Saint-Empire. (10)
Bien entendu, la modernité, qui connaît les hommes, ne les prive pas de la vie spirituelle sans leur offrir en contrepartie de solides avantages matériels, du moins pour un temps. Et si cela ne suffit pas, pour les plus exigeants, elle a à leur disposition une large gamme d’illusions diverses (politique, scientisme, néo-spiritualisme, idéologies, cinématographe et diverses machines, etc.) qu’elle peut ajouter pour sceller le pacte de ceux qui lui font allégeance.
Dans le cours de son texte, M. Michel pose une question judicieuse : « Pourquoi la “sécularisation” est-elle advenue dans une société chrétienne et pas dans les autres cultures ? » (p. 53) Nous l’avons dit, nous sommes en désaccord complet avec lui quand il prétend, à la suite de plusieurs autres, que c’est parce que la modernité « est un produit dérivé de la chrétienté » (p. 53). Sa position n’est d’ailleurs pas trop assurée à ce sujet, et il ferait mieux de l’abandonner plutôt que d’essayer de faire tenir ensemble des choses inconciliables. Dans ce sens, il a la lucidité de reconnaître que le monde moderne contemporain est habité d’une force étrange et indéniable qui « anime la dynamique de l’Occident dans sa destruction de toutes les traditions. » (p. 64) Si une hérésie s’oppose généralement à la source d’où elle est issue, se prétendant plus pure qu’elle, aucune, dans toute l’histoire de l’humanité, n’a jamais renié tout Principe transcendant comme la modernité. L’auteur ne semble pas s’apercevoir ce que signifierait pour le Christianisme d’engendrer, même à son corps défendant, « l’abomination de la désolation » (Marc, XIII, 14).
La conséquence de cette dissimilitude totale entre la modernité et le Christianisme est qu’ils sont antagoniques, et que la modernité ne peut être rectifiée, redressée, et remise dans le droit chemin, elle n’est pas une idée folle qui pourrait être ramenée à la raison, elle ne peut être que rejetée et combattue par les esprits traditionnels, chrétiens ou non. Elle n’est pas « la fille du christianisme » (p. 62). Si l’on ne reconnaît pas cette hétérogénéité de nature ou si on ne la comprend pas, et si on ne s’y oppose pas, on n’arrivera jamais à rien dans le domaine spirituel. Guénon le disait, il est indispensable de se « dé-moderniser ». On ne peut aller à Dieu avec la part du diable : « Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt.VI, 24).
Il reste donc la question de savoir pourquoi la modernité a pris naissance en Occident et non...
Laurent Guyot
L’Antéchrist assis sur le Léviathan
Liber floridus, 1120
Le père de la modernité :
Bélial sur Béhémoth. Liber floridus, 1120
Personnification du Trêta Yuga, l’Âge d’Argent.
Pigments opaques rehaussés d’or sur papier,
École Kangra, vers 1820)
Le véritable père de la modernité
Pour citer cet article :
Laurent Guyot, Compte rendu du livre : Le recours à la Tradition. La modernité : des idées chrétiennes devenues folles, Michel Michel, Cahiers de l’Unité, n° 27, juillet-août-septembre, 2022 (en ligne).
© Cahiers de l’Unité, 2022