Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
Les « Amis de Dieu »
‒ VII ‒
Dieric Bouts, La sustentation d’Élie
(1464-1468, église Saint-Pierre, Louvain)
L’Ami de Dieu de l’Oberland
PLAN
Actes symboliques de l’Ami de Dieu de l’Oberland
Visions de l’Ami de Dieu de l’Oberland
Voie spirituelle chrétienne et catholique
Identité de l’Ami de Dieu de l’Oberland
Les différentes hypothèses concernant l’Ami de Dieu de l’Oberland
- Le point de vue dit “historique”
- Une interprétation symbolique d’Henry Corbin
- L’énigmatique Ami de Dieu de l’Oberland
Collège des Apôtres
L’identité de “Ami de Dieu de l’Oberland” (Der Gottesfreund vom Oberland) et la localisation de son centre spirituel sont des énigmes qui ont passionné tous ceux qui se sont intéressés au sujet, et ce, dès la mort de Rulman Merswin. D’après Jundt (1), on peut tirer des indications de ce dernier que l’Ami de Dieu de l’Oberland entra en contact avec lui aux environs de 1349. L’ancien banquier narre sa première rencontre ainsi : « De toutes les œuvres merveilleuses que Dieu avait accomplies en moi je ne pus dire un seul mot à personne, jusqu’au moment où il plut à Dieu de faire savoir à un homme de l’Oberland qu’il devait se rendre auprès de moi. Quand celui-ci fut venu, le Seigneur me permit de l’entretenir des événements de ma vie intérieure. Cet homme était bien inconnu au monde ; il devint mon ami intime et je m’abandonnai à lui en place de Dieu. » L’Ami de Dieu de l’Oberland donne à Rulman Merswin un livre contant le récit des cinq années de sa conversion (2), et lui demande d’écrire deux exemplaires relatant ses propres expériences, l’un devant lui être remis pour l’emporter en Oberland, et l’autre devant être conservé en secret par R. Merswin jusqu’à sa mort pour être découvert après.
« Au printemps de l’année 1352 fut conclu entre les deux hommes le pacte solennel d’amitié qui devait être si fertile en conséquence pour leur histoire ultérieure […] Ils se soumirent l’un à l’autre “en place de Dieu”, c’est-à-dire qu’ils se promirent de s’obéir mutuellement en toutes choses comme ils eussent obéi à Dieu même » (3).
Le mystérieux Ami de Dieu, dont l’activité souvent miraculeuse est présentée comme rayonnant sur toute la Chrétienté à partir du non moins mystérieux “Oberland”, aurait conclu cette sorte de pacte avec de nombreuses personnes. Selon une autre version, il ne s’engageait qu’avec une seule personne à la fois. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.
À partir de leur rencontre, et jusqu’en 1380 où l’Ami de Dieu se retire définitivement dans le silence, ce dernier et Rulman Merswin, tout en étant le plus souvent séparés géographiquement, mènent une sorte de vie parallèle, ayant en commun des exercices ascétiques, des visions, des épreuves, et une activité littéraire où les mêmes thèmes apparaissent.
Actes symboliques de l’Ami de Dieu de l’Oberland
Parmi les faits et gestes attribués à l’Ami de Dieu de l’Oberland que l’on trouve relatés dans des traités, nous en relèverons quelques-uns qui présentent, selon nous, une valeur symbolique exemplaire.
Lors de son cheminement spirituel, il se serait appliqué « à imiter la vie de chacun des Saints en particulier » (4).
Il aurait “converti” à la vie intérieure un “maître de la sainte Écriture” que la tradition interne au mouvement identifie à Tauler (5).
Dans cette histoire, un laïc fait la leçon à un grand savant dans l’Écriture et lui fait comprendre que les hautes doctrines intellectuelles qu’il professe sont pures en elles-mêmes, mais deviennent, dans un réceptacle impur, un obstacle à la véritable connaissance présentée comme le fruit d’une union effective avec le Seigneur. Le récit de son intervention renvoie à ce que René Guénon dit du passage de la connaissance indirecte à la connaissance directe (6). La prise de conscience de cette distinction débouche sur une voie d’ascèse, d’exercices spirituels, de méditations méthodiques, devant aboutir au renoncement à soi (thème cher à Maître Eckhart), à l’abandon de toute prétention secrète, à la confiance en l’Esprit-Saint, et à une discipline du secret quant aux états intérieurs. Cette metanoïa, ce “retournement”, demandé au savant doit faire de lui un “Homme nouveau” régénéré par l’Esprit. Par ailleurs, il est prévenu que son juste comportement n’ira pas sans lui attirer le blâme de ses proches et de ses contemporains. Notons aussi cet enseignement, analogue à celui qui était donné aux enfants pour apprendre la lecture et l’écriture, et consistant à associer à chacune des vingt-trois lettres de l’alphabet en vigueur une sorte de “commandement”, définissant des vertus à réaliser (7).
Visions de l’Ami de Dieu de l’Oberland
Quelques-unes des visions de l’Ami de Dieu de l’Oberland sont remarquables (8). Une série d’entre elles (9) nous décrit son parcours initiatique passant par des degrés dont la réalisation est symbolisée par des dons d’objets sacrés : fruits merveilleux, linge miraculeux donné après avoir bu le sang s’écoulant des plaies du Christ, anneau représentant le lien d’amitié spirituelle, pour finir par un état sublime où il ne distingua plus « ni formes ni images ». Ce qu’il vit alors dépassait toute intelligence. Il passa ensuite des exercices extérieurs aux exercices intérieurs (10).
L’une de ses visions les plus significatives est digne d’attention (11) : « Je fus conduit dans un chœur d’église tout resplendissant de lumière comme s’il eût été d’or pur ; il était rempli d’anges au milieu desquels se tenaient les douze apôtres. Ceux-ci m’invitèrent à célébrer la messe. Comme je répondis que je n’avais reçu ni l’instruction ni la consécration nécessaire pour accomplir un tel acte, l’Écriture me fut enseignée d’une manière miraculeuse ; saint Pierre me tonsura et me consacra ; puis, je célébrai la messe, aidé et servi par les saints anges et les apôtres. Après quoi anges et apôtres s’inclinèrent vers moi, firent sur moi les signes de la croix et disparurent. Revenu à moi, je me trouvai pendant trente semaines connaissant l’Écriture comme si j’avais passé toute ma vie dans les écoles les plus célèbres : et cependant je n’avais jamais appris ces choses. »
N’y a-t-il pas ici une référence à un sacerdoce d’ordre ésotérique identifié avec le centre spirituel originel de la tradition chrétienne, et capable de se manifester et d’être transmis, dans certaines occasions, chaque fois qu’il trouve un réceptacle digne de le recevoir ?
Chose remarquable, il raconte avoir eu, au moment de sa “conversion”, une sorte d’ouverture, une illumination totale indescriptible, parce qu’informelle. Le retour à la conscience distinctive qui s’en suivit l’aurait poussé à un ascétisme extrême ayant pour but de retrouver cet état, et qu’il lui fallut dépasser parce qu’il était fondé sur sa volonté personnelle. Il réintégra finalement cette béatitude définitivement, avec la promesse divine que tous ses péchés lui étaient pardonnés, qu’il éviterait le purgatoire, que son âme rejoindrait celles des martyrs, qu’il n’aurait plus besoin d’ascèse et qu’il lui suffirait de suivre les « commandements de Dieu comme un chrétien ordinaire qui se conforme à l’ordre établi dans l’Église » (12). Il y a là une indication sans voile à la réalisation d’une station spirituelle en cette vie dont le caractère définitif empêche qu’on l’assimile à un état mystique au sens courant du terme. De plus, le final de ce récit fait immédiatement penser à ce qui est dit en islam des Malâmiyyah (13), cette catégorie suprême de saints qui, après la réalisation métaphysique, se comportent extérieurement comme le commun des croyants en ne pratiquant que les œuvres obligatoires. Par ailleurs, le don de pure grâce de la grande illumination, “confirmée” et “fixée” ensuite par les pratiques initiatiques “régulières” permettant de parcourir la voie dans toutes ses étapes, est aussi une caractéristique du parcours initiatique de certains Afrâd (Solitaires) en islam (14).
Béatitude inconditionnée, délivrance obtenue en cette vie différente du salut obtenu après la mort corporelle, connaissance effective distinguée de la connaissance théorique, sacerdoce donné en dehors du cadre de l’Église extérieure, tous ces éléments prouvent que l’on a affaire à une voie ésotérique initiatique prenant place harmonieusement à l’intérieur d’un ensemble traditionnel exotérique.
Voie spirituelle chrétienne et catholique
Nous nous en tiendrons à la mise en exergue de ces quelques événements spirituels pour mettre en évidence un point qui nous semble de la plus haute importance. Au temps des Amis de Dieu, et pendant plusieurs siècles ensuite, ces récits faisaient office de référence indiscutable dans le domaine de la voie spirituelle. Leur méditation débouchait sur une pratique, un comportement extérieur et intérieur chrétien et catholique, qui servait de base à l’ascension spirituelle. D’autres historiens croyants, du XIXe siècle en particulier, s’ils se montrent rationalistes pour certaines choses, veulent bien voir en ces récits des fables édifiantes ayant tout de même une fonction réelle dans le domaine de l’expression des états “mystiques” et du comportement religieux en général. Les historiens modernes, eux, qui s’obligent, pour la plupart, à adopter une attitude “agnostique” prétendument “objective”, ne s’attardent pas sur le détail de ce qu’ils prennent pour des fictions produites par l’imagination d’auteurs influencés par la psychologie du milieu et profitant, éventuellement, de la crédulité supposée du croyant du Moyen-âge (15). Par les quelques exemples que nous avons tirés de cet ensemble non négligeable, quantitativement et qualitativement parlant, nous voulons montrer qu’il existe des modes d’interprétation traditionnelle dont la clé est l’œuvre de René Guénon et la référence aux doctrines du même ordre dans d’autres traditions. Le résultat est d’un tout autre ordre. Nous aurons l’occasion de confirmer ce point de vue plus loin.
Identité de l’Ami de Dieu de l’Oberland
Qui est réellement l’Ami de Dieu de l’Oberland (16) ? Si ...
Steffen Greif
(À suivre)
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Messe de saint Grégoire
Lettre du 19 mai 1936
Cinq Plaies du Christ
Cologne, XVe siècle.
Le Pain des Anges
(Anvers, Is. Hertsens, 2e moitié du XVIIIe s. Cf. Émile-H. van Heurck, « Les images de dévotion anversoises », De Gulden Passer, Le Compas d’or, n° 2, 1930)
Pour citer cet article :
Steffen Greif, « Les Amis de Dieu», Cahiers de l’Unité, n° 12, octobre-novembre-décembre, 2018 (en ligne).
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