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Les « Amis de Dieu »

Mark S. G. Dyczkowski

Suso et l’Horloge de Sapience

RN 1 2 3 & intro
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Analogie
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historique
spirituel
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Procès des Templiers

Templiers sur le bûcher en présence de
Philippe IV le Bel, XVe siècle

Sceau de l'Ordre du Temple

Sceau de l'Ordre du Temple

Le miroir des âmes Manuscrit Chantilly  XIVe

Le miroir des âmes

Manuscrit de Chantilly du XIVe siècle

Introduction

 

             De plus en plus d’études sérieuses sont consacrées à la spiritualité (1) dite “rhénane” ou “rhéno-flamande” (2) dans laquelle on englobe, à juste titre selon nous (3), la fraternité des Amis de Dieu.

              Il ne s’agira pas, dans le présent travail, d’effectuer une simple synthèse ou un résumé des nombreuses données dont nous bénéficions à présent sur le sujet ; le travail qui a été effectué dans ce domaine n’attend qu’une seule chose : être étudié et être, non pas réinterprété, mais plutôt réorienté dans la perspective ouverte par l’enseignement de René Guénon qui permet d’en dégager de manière plus “technique” les implications initiatiques et métaphysiques. Il y a là, pour ceux qui veulent accomplir leur vocation chrétienne, une source d’inspiration efficace pouvant offrir, si les conditions adéquates sont remplies, la possibilité éventuelle, au moins pour quelques-uns ou pour quelques “groupes d’études”, d’approfondir leur perception de ce qui constitue l’essence même de leur tradition.

         Ajoutons que les règles adoptées par la confrérie des Amis de Dieu sont inspirées d’un modèle universel qui s’est appliqué ‒ et s’applique encore ‒ à d’autres fraternités initiatiques dans d’autres traditions. Les attitudes spirituelles qui favorisent la cohésion de tels milieux pourraient servir d’exemple pour les relations entre les divers courants englobant ceux qui ont saisi l’Unité profonde des doctrines des différentes traditions grâce à l’enseignement de René Guénon.

         L’objet de notre étude n’est donc pas d’accumuler des détails historiques que chacun pourra trouver ailleurs en abondance, mais de faire ressortir ce qui peut être utile au lecteur des écrits de René Guénon pour développer la perspective qui lui convient. C’est aussi à un travail en profondeur que nous le convions, effort qui associe indéfectiblement l’étude doctrinale – pour laquelle il est naturellement prédisposé – à la mise en œuvre de méthodes établies clairement par des maîtres authentiques, et dont l’influence spirituelle est toujours susceptible de se manifester à nouveau si certaines conditions sont réunies. Le renouveau, depuis quelques décennies, de l’intérêt pour la spiritualité rhénane est déjà l’une de ces conditions.

               Comment ne pas être intrigué par les Amis de Dieu, ce mouvement spirituel du XIVe siècle qui, avec d’autres d’un type proche, à la même époque, surgissent mystérieusement, tissent un réseau étendu sur toute une partie de l’Europe (4) en redonnant un élan à une chrétienté essoufflée, sans pour autant remettre en question les bases traditionnelles de la société, comme le fera plus tard la Réforme, avec les conséquences fâcheuses que les lecteurs de René Guénon connaissent bien ?

           Quelques énigmes concernant, en particulier, l’origine historique de la confrérie, l’identité réelle de certains personnages et la localisation des centres spirituels cités dans la littérature des Amis de Dieu entourent, de plus, son histoire d’un halo de mystère propre à piquer la curiosité de ceux qui s’intéressent au sujet. De rudes joutes ont opposé ces derniers qui prirent parti pour des hypothèses contradictoires, amenant même certains à changer d’avis en cours de route (5).

              C’est bien de “réseau” qu’il s’agit, comme nous l’avons dit plus haut : réseau interne pour chaque organisation, et réseau externe établissant des liens avec d’autres groupes. C’est ainsi que l’on peut relever sans peine les relations ou affinités entre les Béguinages, les Amis de Dieu, les Frères et Sœurs de la vie commune, certains couvents et monastères, les Ordres militaires et mendiants ‒ particulièrement les Dominicains ‒, etc.

           Bien entendu, les éléments dont nous disposons sur la question peuvent être interprétés au point de vue de l’histoire, de la sociologie, de l’histoire des idées, etc., mais ce n’est pas ce qui nous intéressera principalement ici. Aussi avons-nous trouvé utile de préciser, dès l’abord, selon quelle “lecture” nous envisageons cette question, au lieu de ne délivrer notre analyse et nos conclusions qu’à la fin de notre travail, comme cela se fait habituellement. Le lecteur aura ainsi la capacité de mieux nous suivre dans nos développements et de vérifier par lui-même l’intérêt de ceux-ci, aussi bien dans l’ordre doctrinal et celui de la réalisation spirituelle, que dans l’ordre des applications à la vie spirituelle à caractère communautaire.

 

Analogie entre le XIVe siècle et notre époque

 

        Ce qui impressionne, lorsqu’on étudie ces mouvements spirituels, c’est l’analogie que l’on peut établir – toutes proportions gardées – entre la situation de la Chrétienté au XIVe siècle et celle de notre époque. Par cette dernière nous entendons spécialement la part qui débute avec la parution de l’œuvre de René Guénon, pour la raison évidente que celle-ci est un ultime rappel à la conscience de la Tradition, et qu’elle joue donc un rôle de référence en ce domaine. Nous verrons que la ressemblance n’est pas forcée : nombreux sont les textes provenant des Amis de Dieu qui résonnent dans la conscience du lecteur des écrits de Guénon comme une sorte d’anticipation des avertissements de leur inspirateur intellectuel à propos de la situation du monde moderne.

            Le mouvement des Amis de Dieu, dans le concert des autres courants de même nature qui lui sont contemporains, offre une variété de modèles réalisables dont la souplesse permet de développer certaines possibilités spirituelles, tout en résistant intérieurement à la dégénérescence du monde environnant, et en évitant de rompre définitivement les liens avec les institutions chrétiennes ayant encore quelque efficacité dans leur mission de transmission des moyens de grâce (6). Il y a donc là une exemplarité dont il est possible de s’inspirer pour le temps présent.

          Nous considérerons “techniquement” la naissance et le développement des courants spirituels mentionnés plus haut comme étant, avant tout, la manifestation, sous plusieurs formes, et à différents degrés, d’une influence spirituelle ayant un but bien défini : rénover et sauver ce qui peut l’être du christianisme romain.

Le contexte historique

 

             Aucun historien ne se risque à donner une origine précise à la confrérie des Amis de Dieu. Si les noms de certaines autorités comme Maître Eckhart, Jean Tauler, Henri Suso, Jean de Ruysbroek et d’autres sont associés au mouvement, c’est plutôt en rapport avec une fonction d’influence qu’ils ont pu exercer sur la confrérie, comme inspirateur, chef à un moment donné, membre éminent actif, organisateur, etc. Il en est de même de l’assistance des Dominicains et des Ordres militaires. Leur rôle dans la constitution originelle même du mouvement relève actuellement de l’hypothèse.

              On s’accorde cependant à “situer” l’apparition et le rayonnement des Amis de Dieu pendant le XIVe siècle, faute de limites historiques identifiables par les moyens des sciences profanes.

               L’historien se pose ces questions : pourquoi ce phénomène apparaît-il à cette époque ? Qu’est-ce qui favorisa sa réussite et son expansion ? Y a-t-il des changements d’ordre formel dans la société du moment qui peuvent expliquer une telle réaction spirituelle ? Il donne à ces questions toutes sortes de réponses intéressantes en recourant à l’analyse politique, sociologique, psychologique, etc., mais elles restent bien insuffisantes.

           Tous les auteurs qui se sont penchés sur l’histoire de la première moitié du XIVe siècle dans la zone de rayonnement historique du mouvement des Amis de Dieu ont relevé une coïncidence impressionnante de catastrophes de différentes natures : trois années de famine (1314-1317), la trop célèbre peste noire (1347-1352) qui décima une grande partie de la population européenne, des séismes dans la vallée du Rhin dès 1346 qui aboutirent au terrible tremblement de terre rasant la ville de Bâle en 1356, et dont les répliques, d’après les chroniques de l’époque, durèrent une année.

          Sur le plan religieux et politique, il faut tenir compte aussi d’un événement considérable : la querelle entre Louis IV de Bavière et Jean XII, Pape d’Avignon, qui eut pour effet l’excommunication du premier et l’interdit sur ses sujets lui restant fidèles. C’est ainsi que pendant une longue période des populations entières purent se voir interdire, en principe, l’accès aux rites, situation extrêmement grave pour les consciences du Moyen Âge.

           Tous ces événements qui, pour certains, se chevauchent, n’ont pas manqué de produire sur les chrétiens de l’époque une grande inquiétude quant aux desseins de Dieu.

           Les historiens constatent que ces circonstances favorisèrent, en réaction, un élan spirituel de toutes les couches de la population qui perçurent en tout cela un châtiment et un avertissement d’en Haut exigeant d’eux un retour sur soi, une pénitence, et un abandon du monde. Mais, en bons rationalistes, ces historiens, pour la plupart d’entre eux, ne voient en cela que des phénomènes d’ordre psychologique. Il y a pourtant certainement eu, à une grande échelle, l’intuition profonde que le monde chrétien d’Occident s’était endormi dans la relative opulence du siècle passé, et que ces épreuves avaient pour but de réveiller l’esprit de la chrétienté.

                   D’autre part, l’interdit papal que nous avons mentionné plus haut a obligé ceux qui le subirent à rechercher la grâce plus intérieurement, puisqu’elle leur était refusée par les canaux formels habituels.

Le contexte spirituel

           L’homme d’esprit traditionnel, lui, tout en ne rejetant pas les préoccupations de l’historien, cherchera des causes plus profondes se référant à un domaine moins apparent de l’histoire visible, et relevant d’un ordre caché du monde. Nous avons parlé plus haut de “réaction spirituelle” pour définir l’activité des Amis de Dieu et des autres organisations similaires, ce qui sous-entend qu’il y aurait eu, dans le monde chrétien d’alors, une action – ou des actions – déclenchant cet effet.

          Assurément, du point de vue ésotérique, on peut identifier plusieurs événements graves qui, au début du XIVe siècle, eurent pour conséquence de limiter l’efficacité et la portée des influences spirituelles dans le christianisme romain : les exécutions de Jacques de Molay et des hauts dignitaires de l’Ordre du Temple en 1314, précédée de la suspension de l’Ordre en 1312 au concile de Vienne (1311-1313), à la suite d’un procès commencé en 1309 ; la condamnation au bûcher de la célèbre béguine Marguerite Porete en 1310, suivie de la condamnation des bégards et béguines lors du même concile de Vienne qui eut des conséquences terribles pour ceux qui furent sanctionnés. Nous ajouterons à cela la condamnation de Maître Eckhart en 1329, les premières plaintes datant de 1325, et les premières listes d’accusation étant établies dès 1326. (7) Ces faits coïncident quasiment – ce n’est pas un hasard ! – avec l’installation des Papes à Avignon en 1309, changement de résidence qui inaugura une période de grands troubles pour l’Église.

              Il est opportun de rappeler brièvement ce que René Guénon pensait du rôle de l’Ordre du Temple. Il affirmait que « que celui-ci constituait comme un lien entre l’Orient et l’Occident, et que, en Occident même, il était, par son double caractère religieux et guerrier, une sorte de trait d’union entre le spirituel et le temporel, si même ce double caractère ne doit être interprété comme le signe d’une relation plus directe avec la source commune des deux pouvoirs ». (8) « D’autre part, on peut comprendre, dans ces conditions, que la destruction de l’Ordre du Temple ait entraîné pour l’Occident la rupture des relations régulières avec le “Centre du Monde” ; et c’est bien au XIVe siècle qu’il faut faire remonter la déviation qui devait inévitablement résulter de cette rupture, et qui est allée en s’accentuant graduellement jusqu’à notre époque. Ce n’est pas à dire pourtant que tout lien ait été ainsi brisé d’un seul coup ; pendant assez longtemps, des relations purent être maintenues dans une certaine mesure, mais seulement d’une façon cachée, par l’intermédiaire d’organisations comme celle de la Fede Santa ou des “Fidèles d’Amour”, comme la “Massenie du Saint Graal”, et sans doute bien d’autres encore, toutes héritières de l’esprit de l’Ordre du Temple ». (9) « Après la destruction de l’Ordre du Temple, les initiés à l’ésotérisme chrétien se réorganisèrent, d’accord avec les initiés à l’ésotérisme islamique, pour maintenir, dans la mesure du possible, le lien qui avait été apparemment rompu par cette destruction ; mais cette réorganisation dut se faire d’une façon plus cachée, invisible en quelque sorte, et sans prendre son appui dans une institution connue extérieurement et qui, comme telle, aurait pu être détruite une fois encore ». (10) Bien que la dernière phrase semble concerner uniquement les relations du Temple avec l’Islam, nous verrons qu’elle a aussi son importance dans le cadre spécifique de notre étude. Enfin de L’Ésotérisme de Dante, (11) il faut faire ressortir ce passage capital : « Ce qui offre un intérêt tout particulier pour l’histoire des doctrines ésotériques, c’est la constatation que plusieurs manifestations importantes de ces doctrines coïncident, à quelques années près, avec la destruction de l’Ordre du Temple ; il y a une relation incontestable, bien qu’assez difficile à déterminer. » 

           On aura remarqué que René Guénon, lorsqu’il évoque les organisations amenées à prendre le relais de l’Ordre du Temple, n’exclut jamais qu’il en ait existé d’autres que celles qu’il cite nommément. C’est le moment de rappeler cette appréciation fondamentale venant de lui : « J’ai toujours eu moi-même l’impression qu’il devait y avoir eu quelque chose d’important, au point de vue ésotérique, du côté des “Amis de Dieu” ». (12)

                L’ensemble de ces considérations nous autorise à affirmer que les Amis de Dieu firent partie, d’une manière générale, d’une réadaptation effectuée dans l’ordre traditionnel et initiatique visant à compenser la perte de la source éminente de spiritualité en Occident que fut l’Ordre du Temple, sachant que la destruction de celui-ci est le fait le plus marquant d’un ensemble de phénomènes signalant une décadence de la chrétienté occidentale. (13) Les Amis de Dieu feront de la constatation de cette dégénérescence un thème fondamental justifiant leur intervention auprès de Dieu en faveur du monde extérieur.

                     Une autre fonction de ce mouvement fut incontestablement de garder vivante et de faire fructifier, dans la mesure du possible et d’une manière subtile, l’influence de Maître Eckhart dont « l’œuvre métaphysique […] fut frappée dans certaines thèses initiatiques par une décision papale ». (14) Pour le cas de l’orthodoxie de Maître Eckhart, on sait que l’Église actuelle n’a pas, heureusement, la même position que celle qu’elle avait au XIVe siècle. (15)

                 Des intellectuels chrétiens ne cachent pas, par ailleurs, leur admiration et leur goût pour l’œuvre de Marguerite Porete, et expriment publiquement leurs doutes quant à la validité du procès qu’elle subit.

Bases scripturaires de la notion d’“Ami de Dieu”

         La notion d’“Ami de Dieu” est présente dans les trois traditions “abrahamiques” (16) : on englobe sous le même thème des mots ou expressions qui pourraient être traduits avec des nuances, en tenant compte de la différenciation des racines utilisées. Cependant, pour notre sujet, nous ne prendrons en considération ici que la situation objective suivante : les chrétiens, et en particulier les “Amis de Dieu” du XIVe siècle, considéraient que l’expression d’“Ami de Dieu” reposait sur certains textes, et c’est à partir de ces derniers qu’ils orientaient leur activité spirituelle.

          Un passage de l’Épître de Jacques, II, 23, constatant qu’Abraham « reçu le nom d’ami de Dieu » renvoie à Isaïe XLI, 8, où Dieu donne ce qualificatif au Patriarche. Cependant, le texte de référence en ce domaine est tiré de l’Évangile de saint Jean (XV, 12-15) : « Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ignore ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître… »

                Pour ce qui concerne l’“amitié” entre Dieu et un prophète dans la Bible, on peut invoquer le verset d’Exode XXXIII, 11, où l’on trouve : « Et YHWH parla à Moïse face à face comme un homme parle à son ami. » Cela a lieu dans la Tente, prototype du Temple, alors que la colonne de nuée, qui est la Shekinah, descend et se tient à l’entrée. L’expression ועהו (rê‘êhû) dans la Bible hébraïque, n’est pas uniformément traduite par “son ami”, car elle comporte une idée générale de “proximité”, et peut donc être rendu par “son frère”, “son compagnon”, “son voisin” et “autrui”. C’est pourquoi on trouve fréquemment : « …comme un homme parle à un autre » dans les différentes traductions en français. On remarquera que la version des Septante donne philos (φίλος), ami, aimé, chéri, la version arabe retient sâhib (صاحب), qui a les sens d’“ami” et de “compagnon”. Remarquons qu’Eckhart propose philos comme étymologie symbolique de “fils”, ce qui permet d’identifier l’“Ami de Dieu” parfait au Fils. (17) (cf. Encyclopédie des mystiques rhénans, p. 77).

       Du côté islamique plusieurs mots peuvent être traduits par “ami”. On retrouve ce qualificatif donné à Abraham (Ibrâhîm) sous la forme...

 

Steffen Greif

(À suivre)

La suite de cet article est contenue

dans l'édition imprimée du numéro 7

des Cahiers de l'Unité

Citation

Pour citer cet article :

Steffen Greif, « Les Amis de Dieu», Cahiers de l’Unité, n° 7, juillet-août-septembre, 2017 (en ligne).

 

© Pour la traduction française, Cahiers de l’Unité, 2017  

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