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Retour au pays des ombres :

Jean Borella et le borellisme

René Guénon et le guenonisme - Jean Borella

René Guénon et le guénonisme : 

Enjeux et questionnements

168 pages, Collection Théôria, L'Harmattan, 2020

Jean Borella

Plan

          Ce livre est la réunion d’articles consacrés à René Guénon qui ont été rédigés par M. Jean Borella tout au long de sa vie. Nos lecteurs savent sans doute qu’il fut l’élève de Georges Vallin (1921-1983), l’auteur de La perspective métaphysique (1959), puis durant trois ans de Guy Bugault (1906-2002), et de Raymond Ruyer (1902-1967) à l’université de Nancy (1). Né en 1930, il a découvert l’œuvre de René Guénon à 24 ans. Six années plus tard, il sera reçu à l’agrégation de philosophie. Il deviendra professeur de philosophie et de lettres en classe d’hypokhâgne à Nancy de 1962 à 1977, puis professeur de métaphysique et de philosophie médiévale à l’université de Nancy II de 1977 à 1995. Il est l’auteur de 17 ouvrages et de nombreux articles traitant principalement de divers aspects de la tradition chrétienne. Quoique de confession catholique, il fut également longtemps un disciple intellectuel de Frithjof Schuon (1907-1998). Sauf erreur, il s’en sépara lors des accusations portées publiquement contre ce dernier aux États-Unis en 1991.

           Disons-le tout de suite, car l’image pourrait choquer ou être mal comprise, si nous avons souhaité que figure une allégorie de l’hérésie en frontispice de cette étude critique, ce n’est certainement pas pour accuser d’hérésie M. Borella dans le domaine de l’exotérisme catholique. Loin de nous cette pensée ; pour autant que nous ayons qualité à le dire, nous lui reconnaissons bien volontiers une pleine orthodoxie dans ce domaine, contrairement aux allégations lancées autrefois contre lui par quelques intégristes obtus qui se voulaient tellement orthodoxes qu’ils étaient devenus schismatiques. En revanche, oui, et en respectant tout à fait l’individualité de M. Borella dont l’honorabilité n’est pas en cause et en lui demandant de pardonner la brutalité de notre franchise, nous considérons, et c’est la raison de la présence de cette gravure, qu’il est un hérésiarque en ce qui concerne l’ésotérisme chrétien. Comme il n’est peut-être pas sans le savoir, l’orthodoxie exotérique est distincte de l’orthodoxie ésotérique : « malgré une relation organique existant jusqu’à un certain point entre les deux domaines extérieur et intérieur d’une même forme traditionnelle, les critères applicables à l’un sont naturellement différents de ceux applicables à l’autre. » C’est cette hétérodoxie vis-à-vis de l’ésotérisme chrétien, et ses conséquences, que nous allons aborder ici. 

 

D’où lui vient cette sagesse ? N’est-il pas le fils d’un architecte de Blois ?

         

          Avant de distinguer la vérité de l’erreur, ce qui est excellent de ce qui est exécrable dans ce livre, abordons ce qui est désagréable. Dans son premier texte, intitulé « Repères essentiels », nous avons droit à l’exercice apparemment indémodable des ouvrages du genre, à savoir une biographie. Nous admettons tout à fait que la contextualisation puisse avoir parfois sa nécessité, faut-il encore qu’elle soit bien menée pour donner du sens. C’est malheureusement rarement le cas. Ici, on se demande pourquoi on nous fait part de certains détails qui ne relèvent en rien des « repères essentiels » annoncés par le titre. En revanche, ils pourront certainement contribuer à alimenter les habituelles dérives interprétatives d’ordre psychologique qui hantent la mentalité de nos contemporains, et dont le XXe siècle fut si prodigue. 

          Cette pratique indique que l’on participe de la mentalité moderne et que l’on collabore à la maintenir. Il va pourtant de soi que l’on ne comprendra pas mieux la doctrine métaphysique exposée par René Guénon si l’on sait qu’il préférait le café au thé, ou l’inverse (2). C’est avoir une bien piètre idée de la dignité intellectuelle de l’être humain que de le croire. Pour cette raison, et quand ces détails tendent à fausser une appréhension plus exacte des choses, on doit s’abstenir de les mentionner, à moins, bien entendu, que l’on soit incapable de juger entre ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Quoique des biographes se soient employés à rendre publique une grande quantité de détails de la vie privée de René Guénon, jusqu’à ses bulletins scolaires et ses tickets de métro (3), aucun d’entre eux n’a été assez perspicace ou honnête pour reconnaître ensuite que ces détails n’expliquaient en rien son œuvre. Sans doute ces biographes n’étaient-ils que dogues ayant aperçu des choses saintes, ou verrats grisés par des perles...                  

         Nous savions que le voyeurisme était la pente du siècle dernier, mais nous nous étonnons que M. Borella y ait cédé au début du siècle suivant. Par exemple, quel intérêt y avait-il à signaler que la sœur de Guénon était morte avant sa propre naissance ou que c’est sa tante qui lui enseigna la lecture et l’écriture (p. 13) ? Ces détails, qui auraient plus leur place dans Psychologie-magazine, n’expliquent rien et tendent à réduire l’œuvre en permettant à certains de supposer qu’ils pourraient en éclairer certains aspects. Ils produisent un brouillage entre l’essentiel et le périphérique, et induisent une familiarité aussi déplacée qu’illusoire. D’autant qu’il ne nous semble pas que chaque fois que l’on traite des travaux de Husserl, par exemple, on mentionne la mort de son fils comme si elle avait influencé l’écriture de Logique formelle et logique transcendantale (Formale und transzendentale Logik), ou chez Heidegger le rôle de sa liaison avec Hannah Arendt dans la rédaction d’Être et Temps (Sein und Zeit) ni que l’on signale à propos de Wittgenstein, pour prendre encore un autre exemple, qu’il fut dans la même classe qu’Adolf Hitler au collège (4). On le ferait que cela n’éclairerait en rien son Tractatus. De telles précisions paraîtraient fortement incongrues dans leurs cas, alors pourquoi le faire à propos de Guénon ? Sinon pour donner le pas à l’horizontalité de l’individualisme au détriment de la verticalité de la personnalité (5). Ceux qui ne comprennent pas cette distinction voudront bien relire le verset 55 du chapitre XIII de l’Évangile selon saint Matthieu.     

 

L’erreur de l’individualisme    

 

              Indiquons à ce propos ce que Guénon écrivait dans une lettre du 17 octobre 1950 : « Je suis bien décidé à ne jamais fournir le moindre renseignement biographique, car il y a là pour moi une question de principe ; l’intérêt porté à ces choses individuelles est d’ailleurs forcément la marque d’une certaine incompréhension au point de vue doctrinal, sans compter que c’est là une manie spécifiquement moderne. » Comme cela a déjà été rappelé dans cette revue (6), le genre biographique est une conséquence de ce que Guénon appelle l’ « individualisme ». Et qu’est-ce que celui-ci ? « C’est la négation de tout principe supérieur à l’individualité, et, par suite, la réduction de la civilisation, dans tous les domaines, aux seuls éléments purement humains ; c’est donc la même chose que l’“humanisme”, et c’est aussi ce qui caractérise proprement le point de vue ou l’esprit “profane” qui se confond avec l’esprit antitraditionnel, dont les manifestations multiples, dans tous les domaines, constituent un des facteurs les plus importants du désordre de notre époque » (7).

          À cet égard, il précise encore que « Parfois, l’individualisme, au sens le plus ordinaire et le plus bas du mot, se manifeste d’une façon plus apparente encore : ainsi, ne voit-on pas à chaque instant des gens qui veulent juger l’œuvre d’un homme d’après ce qu’ils savent de sa vie privée, comme s’il pouvait y avoir entre ces deux choses un rapport quelconque ? De la même tendance, jointe à la manie du détail, dérivent aussi, notons-le en passant, l’intérêt qu’on attache aux moindres particularités de l’existence des “grands hommes”, et l’illusion qu’on se donne d’expliquer tout ce qu’ils ont fait par une sorte d’analyse “psycho-physiologique” ; tout cela est bien significatif pour qui veut se rendre compte de ce qu’est vraiment la mentalité contemporaine » (8).

« Malheur à vous, docteurs » (Luc, XI, 52)

         Nous avons dit que la contextualisation peut avoir parfois sa nécessité, mais quelle lumière apportera-t-elle si les éléments qui la concernent sont fallacieux ? Comment interpréter correctement quelque chose à partir de faits inexistants ou rapportés de manière inexacte ? Un fait ne parle pas toujours de lui-même, et son interprétation n’est pas forcément évidente, mais si le fait lui-même est faux ou déformé, on ne pourra que s’égarer dans l’imaginaire. Bien entendu, tous les faits ne sont pas connus, et on peut alors émettre des hypothèses, mais lorsqu’ils sont parfaitement attestés ou facile à établir, que devra-t-on penser du sérieux de celui qui n’en tient pas compte ? Quelle valeur aura son travail ? 

         M. Borella est docteur en philosophie, à ce titre il a plus de responsabilité que quelqu’un qui ne l’est pas, pourtant il commet les mêmes erreurs qu’un élève de classe de terminale : il ne vérifie pas ses sources. Faut-il croire qu’une fois le dernier diplôme acquis, on est ensuite libre de travailler comme un débutant et que personne ne trouvera à y redire ? Cela tendra plutôt à montrer qu’un diplôme n’a pas la valeur que les naïfs lui attribuent. Les droits que donne un diplôme impliquent en permanence des devoirs. Si ces devoirs ne sont pas suffisamment remplis, c’est tout le système des diplômes qui sera dévalué. C’est d’ailleurs ce que l’on observe actuellement en France.

       La première erreur factuelle que nous visons ici, avec son interprétation subséquente évidemment fausse elle aussi, est celle concernant le refus de l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues comme thèse d’État. M. Borella nous dit que Guénon « finit (sic) par se heurter au refus de l’orientaliste Sylvain Lévi, qui avait accepté d’être son directeur de thèse. » (p. 18) Or, c’est tout le contraire qui est la vérité ! Sylvain Lévi (1863-1935) écrivit en conclusion de son rapport : « Je crois donc devoir vous engager, Monsieur le Doyen, à accorder votre visa à la thèse de M. Guénon. » C’est le doyen de la Sorbonne, Ferdinand Brunot (1860-1938), lequel venait d’être nommé, qui refusa

Stanislas Ibranoff

(À suivre)

 

La suite de cet article est exclusivement réservée à nos abonnés ou aux acheteurs du numéro 21 des Cahiers de l'Unité

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d'où lui vient cette sagesse
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l'erreur de l'individualisme
Le Jugement dernier  Rogier van der Weyden

Le Jugement dernier
Rogier van der Weyden

RN 8 & malher à vous docteurs
M. F. Brunot professeur à la Sorbonne
M. F. Brunot professeur à la Sorbonne
Sylvain Lévi en 1922

Sylvain Lévi en 1922

Pour citer cet article :

Stanislas Ibranoff, « Retour aux pays des ombres : Jean Borella et le borellisme » Compte rendu du livre : René Guénon et le guénonisme : Enjeux et questionnements, Jean Borella, Cahiers de l’Unité, n° 21, janvier-février-mars, 2021 (en ligne).

 

© Cahiers de l’Unité, 2021

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