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À propos d’une prétendue « Édition définitive »

(1re partie)

plan
Le Règne de la Quantité édition définitive

Le règne de la quantité et les signes des temps

Édition définitive établie sous l'égide de la Fondation René Guénon

par René Guénon, 

306 pages, Collection Tradition, nrf, Gallimard, Paris, 2015.

Étude critique (1re partie)

PLAN

une nouvelle édition
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Conceptions et méthodes de Laurant
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Pourquoi une annexe
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Innovations et Leibniz
retour 29 & 30
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retour N 67 & 68
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Règne de la Quantité 1ère édition 1945

Première édition (1945)

Asia Mysteriosa

Une nouvelle édition du Règne de la Quantité

 

          L’« Édition définitive établie sous l’égide de la Fondation René Guénon » (p. 7) du Règne de la Quantité et les Signes des Temps a été publiée chez Gallimard, collection “Tradition”, en juin 2015.

     Dans l’« Annonce » placée en tête du livre, on apprend que cette « Fondation » (1) « est en cours de création » (p. 9), mais on ne nous informe pas pourquoi il en est ainsi depuis plusieurs années. On lit notamment qu’elle « a pour objet de rassembler sous son égide l’ensemble des ouvrages et documents constituant l’œuvre intellectuelle de René Guénon, afin d’en assurer la diffusion ‒ éditoriale et autre ‒ dans les meilleures conditions » (p. 9). On apprend également « qu’elle a désormais repris les droits éditoriaux des treize titres de René Guénon édités jusqu’ici par les Éditions Traditionnelles ».

       Cette même « Fondation » « déclare expressément n’être liée à aucune religion particulière, ni à aucun mouvement, école, groupe ou parti, quels qu’ils soient.

         Elle affirme n’avoir pas davantage pour but ni pour mission de s’impliquer, à quelque titre ou degré que ce soit, dans le domaine des prolongements contemporains ‒ d’ordre intellectuel ou autre ‒ de l’œuvre de René Guénon » (p. 10).

       On ne pouvait a priori que se réjouir de savoir qu’une nouvelle publication des livres de René Guénon allait enfin offrir aux lecteurs toutes les garanties d’une véritable « Édition définitive ». Malheureusement, à la lecture de ce premier travail, on est obligé de douter que « les meilleures conditions » aient effectivement été réunies.

 

Une contradiction avérée

 

             Les deux derniers paragraphes que nous venons de reprendre, et qui proviennent de l’« Annonce », contiennent des déclarations tout à fait explicites. Celles-ci sont cependant contredites par le contenu de la « Note » (p. 291), et, surtout, par celui de l’« Annexe » (pp. 293-302). En effet, bien que ces textes additionnels ne soient pas signés, les idées qui y sont développées, la méthode et la terminologie dont on se sert sont immédiatement reconnaissables et ne laissent aucun doute sur leur source d’“inspiration” : elles proviennent de M. Jean-Pierre Laurant, de ses études, et du “courant” dont il est à l’origine pour interpréter la vie et les écrits de René Guénon. Cela ne signifie pas que M. Laurant soit nécessairement l’auteur de l’« Annexe » ; il y a suffisamment d’écrivains qui se réclament de lui pour que celle-ci ait été écrite par l’un, ou par plusieurs d’entre eux, avec ou sans sa collaboration expresse. Toutefois, dans la mesure où elle émane de la « Fondation », tous ses membres en sont de fait, si ce n’est en droit, coresponsables, et doivent donc être considérés comme ses coauteurs.

           Nous apporterons dans notre travail des preuves de ce que nous avançons dès maintenant. Et si certains doutent malgré tout du bien-fondé de nos premières affirmations, ils peuvent se rapporter désormais à la dédicace contenue dans un livre récent [2]. Son auteur, qui joue un rôle décisif dans cette « Fondation », écrit dans un français plus qu’approximatif (3) : « Je tiens à remercier toute ma gratitude (sic !) à la Fondation René Guénon… à mon ami Jean-Pierre Laurant, à mon ami Jean-Pierre Brach… à mon ami Jérôme Rousselacordaire (sic !) » (4). Le lien entre la « Fondation » et trois responsables de la revue Politica Hermetica (5), dont M. Laurant est le Directeur scientifique, M. Brach, le Rédacteur en chef, M. Rousse-Lacordaire, un membre du Comité de rédaction est ainsi nettement établi, comme il l’est entre elle et deux enseignants, ancien et actuel, à l’École Pratique des Hautes Études. Il est donc faux, voire mensonger, de laisser accroire que la « Fondation » serait “neutre” vis-à-vis de tel « mouvement, école, groupe », et qu’elle ne cautionne aucun « prolongement » « d’ordre intellectuel (?) ». Son recours aux idées et à la méthode utilisées par M. Laurant et consorts est en contradiction totale avec son engagement et son impartialité affichés. 

Luc Benoist, qui eut l’idée de la collection “Tradition”, condamna les conceptions et la méthode de M. Laurant

            Quelles sont les conceptions et la méthode de M. Laurant ? Une étude détaillée pourra être consacrée ailleurs à ces questions. Ce qu’il importe dès à présent de savoir ‒ « curieuse ironie des choses » ! (6) ‒, c’est qu’elles ont été sévèrement condamnées par celui-là même qui eut l’idée d’une collection réservée aux livres de René Guénon chez Gallimard, collection inaugurée par la publication du Règne de la Quantité en 1945 (7), et dans laquelle paraît aussi la prétendue « Édition définitive ». En effet, Luc Benoist publia dans les Études Traditionnelles (8) un compte rendu de l’article de M. Jean-Pierre Laurant intitulé : « Le problème de René Guénon ou Quelques questions posées par les rapports de sa vie et de son œuvre » (9). Nous reprenons ce qui est en rapport avec notre sujet (10) : « Il est déjà très remarquable que M. Laurant, professeur et universitaire, ait attaché assez d’importance à l’œuvre guénonienne pour en étudier les sources, serait-ce, comme lui, du plus modeste point de vue et du plus extérieur. On peut regretter qu’il ait dans ce travail emprunté ses moyens d’approche à la plus dérisoire des écoles de critique historique, celle de Taine, aussi officielle que fausse, et heureusement en défaveur, qui cherche dans la vie d’un écrivain l’inspiration de son œuvre, alors que l’œuvre est souvent le complément, la réaction inversée, la revanche contre la vie. […] D’ailleurs rien ne saurait être plus contraire à la position de Guénon lui-même, vis-à-vis de son œuvre, que le rapprochement de cette dernière avec sa vie, alors qu’il avait volontairement protégé cette œuvre de toute compromission terrestre. Et si tout critique est libre d’établir les bases de son travail comme il lui convient, tout au moins devrait-il respecter la pensée de l’auteur qu’il a choisi, même s’il se place à un point de vue opposé. C’est pourquoi on ne saurait souscrire à la prétention de M. Laurant qui suppose “saisir la réalité profonde de la démarche guénonienne” en la limitant aux différents cercles de personnalités, occultistes, catholiques, maçonniques, hindoues ou musulmanes qui l’ont fréquenté ou qu’il a lui-même connues, alors que sa démarche profonde a été dès ses débuts inverse et  “centrifuge”, pour aboutir très logiquement à son départ définitif pour l’Égypte.

            Il est faux de prétendre que la pensée guénonienne s’identifiait avec la mentalité des groupes auxquels il s’opposait, car si pour combattre efficacement quelqu’un il faut se placer sur le même terrain et employer sa langue, c’est tout autre chose que partager son point de vue. Or c’est avec prédilection que M. Laurant s’attarde aux débuts de notre auteur, aux épisodes de La Gnose, de l’Ordre du Temple, de Regnabit, à ces années de formation que Gué­non n’aimait pas qu’on lui rappelle, dit M. Laurant, pour la bonne raison qu’il avait éprouvé l’inutilité de ces anciennes démarches qui avaient pour but non de s’informer, mais au contraire de redresser les erreurs des différents groupes “néo-spiritualistes” ou religieux alors fréquentés.

            Prétendre qu’au moment de la Crise du Monde moderne Guénon n’envisageait pas encore la distinction ésotérisme-exotérisme parce que cette distinction n’est pas ouvertement formulée dans ses écrits (ce qui est à voir) [11] montre à quel point M. Laurant rétrécit son sujet à une recherche de lexicologie, en limitant la pensée guénonienne à une formulation occasionnelle, qui ne préjuge pas de l’origine et du fondement de cette pensée.

                 C’est ce qui lui permet de traiter Guénon d’“autodidacte” et d’“opportuniste”. Le traiter d’autodidacte (ce qui au sens vrai est la définition du génie) et insister sur “les faiblesses et contradictions d’une argumentation qui enlèvent toute signification à sa pensée”, est plus qu’un abus de langage, alors que la rigueur de cette pensée et la précision de sa langue, que M. Laurant malheureusement n’imite pas, constituent les plus solides bases de l’argumentation guénonienne. Mais pour éviter cette grossière falsification du sujet même de son étude, il aurait fallu que M. Laurant sache de quoi il parle, ce dont on peut douter lorsqu’on lit la conclusion de son étude. Cette conclusion, au terme de son décevant périple, traduit assez bien l’embarras de tout lecteur de Guénon qui se place, comme M. Laurant, à l’extérieur de sa pensée. Il y constate que “si les accidents de la vie ne préjugent pas de la valeur de l’intuition ni de la justesse du raisonnement... certaines faiblesses de l’argumentation n’infirment pas la valeur de l’intuition, ni la vérité de celle-ci ne peut faire passer pour justes des raisonnements qui ne le sont pas”. […] La dialectique de M. Laurant basée sur les preuves écrites a l’air d’ignorer que le papier supporte l’erreur comme la vérité, et surtout est aussi lacunaire que la chance et le hasard. Alors que, comme l’a dit je crois Leibniz, la vérité ne commence pas d’“être” au moment où elle commence d’être “connue”, qu’elle soit ou non “formulée”, trois stades de la connaissance du vrai que M. Laurant confond dans une démarche pragmatique, au total mépris ou à la regrettable méconnaissance du point de vue initiatique et traditionnel, qui lui paraît sans doute une superstition périmée. Alors pourquoi s’en occupe-t-il ? »

                 

Les erreurs de M. Laurant

           

                Un autre aspect des travaux de M. Laurant consiste dans le fait qu’ils contiennent tous « en outre un certain nombre d’erreurs ou confusions de détail, quant aux faits ou à leur interprétation » (12). Pour l’article en question, Michel Vâlsan en a relevé plusieurs (13)

    « 1 - Ce qui est donné (pp. 50-53) comme la liste des points traités par René Guénon dans la première conférence du Temple rénové (vendredi 6 mars 1908) est en réalité celle des titres de toutes les conférences faites par lui dans le même cadre à l’époque respective.

      2 - Dans l’Ordre du Temple rénové, il y avait deux Blanchard, qui n’étaient pas, d’ailleurs, parents entre eux : celui que cite M. Laurant comme exclu de la Loge Huma­nidad, en compagnie de Guénon et de Desjobert (p. 47), se prénommait Charles, et c’est l’autre, Victor, qui, dévoyé par les influences hostiles au Temple, avait remis à Teder (et Papus) les documents qu’il détenait relativement à l’activité de l’Ordre, permettant ainsi, entre autres, les attaques parues dans Hiram. Ajoutons que ce Victor Blanchard [14] se rendit compte plus tard de sa faute et s’en repentit ; il demanda même alors pardon à Guénon : mais le mal avait été fait qui avait montré du même coup, en somme, certaines limites des possibilités propres à la tradition occidentale ; c’est aux troubles provoqués par ces incidents qu’est due en effet la cessation définitive de toute activité de ce côté initiatique.

    3 - Dans un autre ordre d’idées, il est utile de préciser à l’occasion que, contrairement à ce que certains comprennent, “le rapport de Sylvain Lévi au doyen Brunot motivant le refus de la thèse de doctorat de René Guénon”, dont parle M. Laurant (p. 43), présentait toutefois, fût-ce pour la forme, une conclusion favorable dont voici d’ailleurs le texte exact : “En tout cas il (Guénon) témoigne d’un effort personnel de pensée qui est respectable et que les philosophes apprécieront ; il apporte une conception curieuse des systèmes philosophiques de l’Inde, qui tout en choquant les indianistes peut les inviter à d’utiles réflexions. Enfin la Faculté donnera une preuve manifeste de son libéralisme en acceptant cette critique violente de la ‘science officielle’ des philosophes comme des indianistes. Je crois donc devoir vous engager, Monsieur le Doyen, à accorder votre visa à la thèse de M. Guénon.” C’est le doyen Brunot qui trancha : “Je n’estime pas que, dans ces conditions, le doyen puisse donner son visa” » (15).

            Compte tenu de ce qui précède, qui oserait prétendre qu’en tant que directeur de collection chez Gallimard, Luc Benoist aurait accepté une telle « Annexe » au Règne ? Et qu’aurait pensé René Guénon de ce texte inutilement ajouté ? Il est néfaste et pernicieux à bien des égards, et ne sert en réalité qu’à la promotion des conceptions particulières de M. Laurant, lesquelles sont en totale contradiction avec les idées traditionnelles exposées par Guénon. Quant à la méthode profane qu’il ne cesse d’utiliser depuis quarante-cinq ans, qui consiste à chercher dans la vie de Guénon l’inspiration ou les sources de son œuvre, c’est ne pas respecter ce que celui-ci demandait.

               Sur le premier point, celui qui concerne « la vie » et « l’individualité » de Guénon, il faut rappeler ce que Palingénius précisait à cet égard dès le 15 septembre 1910 : « devant la Doctrine, les individualités ne comptent pas, je devrais même dire n’existent pas » (16). C’est ce que Guénon affirmera tout au long de sa vie, et nous pourrions multiplier les citations ; nous n’en retiendrons qu’une. Suite à la publication d’une interview (17) qui contenait sur son compte « des racontars aussi fantaisistes que déplaisants », il fit la mise au point suivante : « Nous avons déjà dit bien souvent ce que nous pensons de ces histoires “personnelles” : cela n’a pas le moindre intérêt en soi, et, au regard de la doctrine, les individualités ne comptent pas et ne doivent jamais paraître ; en outre de cette question de principe, nous estimons que quiconque n’est pas un malfaiteur a le droit le plus absolu à ce que le secret de son existence privée soit respecté et à ce que rien de ce qui s’y rapporte ne soit étalé devant le public sans son consentement » (18). De qui les écrivains qui se sont intéressés à cet aspect de René Guénon tiennent-ils donc ledit « consentement » ?

            Quant à vouloir chercher dans la vie de Guénon les sources de son œuvre, c’est, là encore, s’opposer à ce que Guénon a écrit à ce sujet à de multiples occasions. Répondant à un critique, il affirme : « Nous espérons pourtant qu’il nous fera l’honneur d’admettre qu’aucune tradition n’est “venue à notre connaissance” par des “écrivains”, surtout occidentaux et modernes, ce qui serait plutôt dérisoire ; leurs ouvrages ont pu seulement nous fournir une occasion commode de l’exposer, ce qui est tout différent, et cela parce que nous n’avons point à informer le public de nos véritables “sources”, et que d’ailleurs celles-ci ne comportent point de “références” ; mais, encore une fois, notre contradicteur est-il bien capable de comprendre que, en tout cela, il s’agit essentiellement pour nous de connaissances qui ne se trouvent point dans les livres ?  » (19). À cette mise au point publique, nous en ajouterons une autre tirée de sa correspondance. Quelques mois auparavant, le 17 juin 1932, son ami René Humery l’avait interrogé sur « la nature de [sa] mission », et avait ajouté que « c’est sur le silence dont tu enveloppes tes “sources” que tu seras attaqué ». Il lui répondit : « pour la question des “sources” à laquelle tu fais allusion, comme je ne suis ni un traître ni un espion, et comme je ne suis point chargé de satisfaire les curiosités profanes (fussent-elles décorées du titre de “scientifique”) [20], on ne réussira jamais à me faire dire quoi que ce soit de ce qui ne doit pas être dit, quand bien même je devrais en mourir…  (21). Ainsi, comme l’écrit Michel Vâlsan, « l’enseignement purement intellectuel exposé par René Guénon » puisait « directement à la source principielle » (22), car cet enseignement ne lui « était pas strictement personnel, [puisqu’] il provenait d’un point de départ plus ancien, d’un point de vue plus élevé rejoignant la source même de l’inspiration originelle, spontanée et divine » (23).

                 

Pourquoi avoir ajouté une « Annexe » au Règne de la Quantité ?

 

               Un autre sujet mérite aussi qu’on s’y arrête : c’est ce que nous pourrions appeler la “raison d’être” réelle de la présence de cette « Annexe » dans un tel ouvrage, et de celles qui seront publiées dans les futures rééditions des autres livres de Guénon. Comme nous l’avons lu, M. Laurant pense qu’ainsi ces ouvrages pourront connaître « une large diffusion dans le milieu intellectuel occidental », ce qui est une idée parfaitement vaine et déplacée. C’est d’abord oublier un peu vite que René Guénon n’a jamais eu recours à quelque “préfacier” ni “postfacier” pour “présenter” ses livres. Et, pour prouver l’inutilité de cette idée, il suffit de faire remarquer que M. Xavier Accart s’est attaché à montrer, sur près de 1100 pages (24), que son œuvre a été lue par nombre de personnages ayant participé à « la vie littéraire et intellectuelle française » entre 1920 et 1970 ‒ la liste est considérable ‒, appartenant ou non à tel ou tel « milieu intellectuel » (25) en général, ou aux « milieux intellectuels parisiens » en particulier, pour reprendre la ridicule expression mentionnée dans une « Note » (26) dont nous parlerons plus loin. Aucun d’entre eux n’a donc lu Guénon après avoir pris connaissance d’une quelconque “préface” ou “postface” contenue dans l’un de ses livres. Cette idée saugrenue, et fausse, cache en fait certaines intentions : il fallait convaincre les ayants droit et l’éditeur de la nécessité de “contextualiser” chacun des livres de Guénon. Ce point acquis, les idées et la méthode de M. Laurant pouvaient désormais être cautionnées en quelque sorte “officiellement”. Nous nous permettons d’insister : ce sont bien elles qui sont condamnables ; le fait qu’il a enseigné à l’École Pratique des Hautes Études n’aurait guère d’importance en soi, sauf qu’il a bénéficié ainsi d’une “tribune” officielle pour les mettre en avant. À l’inverse de M. Laurant, d’autres professeurs qui ont exercé dans cette institution, comme M. Michel Chodkiewicz, ou dans des universités, ont dispensé leurs cours en gardant constamment un point de vue traditionnel. 

          Il y a plus grave : vouloir “présenter” les ouvrages de René Guénon aux soi-disant intellectuels occidentaux, pour intéresser et amener ces derniers à les lire, est surtout une idée totalement contraire à ce que Guénon a pu écrire. Tout d’abord, en parlant ainsi d’“intellectuels”, on entretient ici une confusion : les “intellectuels” authentiques, au sens traditionnel, ce sont les “métaphysiciens”. Or, nombre de ces derniers connaissent l’enseignement exposé par René Guénon. Ils n’ont donc nul besoin d’une quelconque “présentation” de ses écrits, qui se suffisent à eux-mêmes. Les “intellectuels” de M. Laurant ne sont en fait que de soi-disant “intellectuels”, de vrais “pseudo-intellectuels”. Les “milieux” auxquels ils appartiennent sont, la plupart du temps, dans la mouvance de certains courants de la pensée occidentale moderne, dans l’ordre littéraire, philosophique, artistique, universitaire, etc... En réalité, ces “intellectuels” sont les représentants de la seule culture profane, et, malgré de très rares exceptions, ceux d’entre eux qui se sont intéressés aux écrits de René Guénon ont toujours adopté un point de vue profane dans leurs travaux (27).

               Il est évident que la diffusion de l’œuvre de René Guénon doit se faire d’une façon la plus large possible, sans la confiner au « milieu intellectuel occidental » ni à des “cercles” plus ou moins restreints. Après tout, les lecteurs qui découvrent les livres de Guénon sont le plus souvent ce qu’on pourrait appeler des “intellectuels indépendants” qui n’appartiennent ni au premier ni aux seconds ; ils ont pu prendre connaissance de cette œuvre notamment grâce aux publications en collections de poche ‒ qui ont permis de toucher le « grand public » ‒, comme celles de La Crise du Monde moderne et du Règne de la Quantité et les Signes des Temps, dont nous reparlerons. Or, en tenant à s’adresser principalement, voire exclusivement aux “intellectuels”, au sens profane, M. Laurant néglige complètement la distinction fondamentale de la connaissance sacrée et du savoir profane ; et c’est de ce dernier que ces “intellectuels” sont les représentants. 

              Mais il y a plus grave encore : M. Laurant s’oppose à nouveau à Guénon, car il ne veut aucunement tenir compte de ce qu’il a écrit au sujet des “intellectuels” dans tout un article, devenu l’un des chapitres de ses Aperçus sur l’Initiation (28) : « il serait parfaitement déraisonnable de tenir le moindre compte de leur opinion, ne fût-ce que pour essayer d’y adapter la présentation de certaines idées » traditionnelles. Selon Guénon, qui n’a « eu que trop souvent à en constater la nécessité : il faut en finir avec le préjugé trop répandu qui veut que ce qu’on est convenu d’appeler la “culture”, au sens profane et “mondain”, ait une valeur quelconque […]. Le danger est de se laisser prendre à l’apparence trompeuse d’une prétendue “intellectualité” qui n’a absolument rien à voir avec l’intellectualité pure et véritable, et l’abus constant qui est fait précisément du mot “intellectuel” par nos contemporains suffit à prouver que ce danger n’est que trop réel. Il en résulte souvent, entre autres inconvénients, une tendance à vouloir unir ou plutôt mêler entre elles des choses qui sont d’ordre totalement différent. […] L’instruction profane peut constituer bien souvent en fait, sinon en principe, un obstacle à l’acquisition de la véritable connaissance. […] Ce qu’il est essentiel d’observer, c’est que, si la connaissance profane en elle-même est simplement indifférente, les méthodes par lesquelles elle est inculquée sont en réalité la négation même de celles qui ouvrent l’accès à la connaissance initiatique. […] On sait ce qui est entendu communément par ce mot [de gens dits “cultivés”] : il ne s’agit même pas là d’une instruction tant soit peu solide, si limitée et si inférieure qu’en soit la portée, mais d’une “teinture” superficielle de toute sorte de choses, d’une éducation surtout “littéraire”, en tout cas purement livresque et verbale, permettant de parler avec assurance de tout, y compris de ce qu’on ignore le plus complètement, et susceptible de faire illusion à ceux qui, séduits par ces brillantes apparences, ne s’aperçoivent pas qu’elles ne recouvrent que le néant. […] Il y a certes des exceptions, car il peut arriver que celui qui a reçu une telle “culture” soit doué d’assez heureuses dispositions naturelles pour ne l’apprécier qu’à sa juste valeur et ne point en être dupe lui-même ; mais nous n’exagérons rien en disant que, en dehors de ces exceptions, la grande majorité des gens “cultivés” doivent être comptés parmi ceux dont l’état mental est le plus défavorable à la réception de la véritable connaissance. Il y a chez eux, vis-à-vis de celle-ci, une sorte de résistance souvent inconsciente, parfois aussi voulue ; ceux mêmes qui ne nient pas formellement, de parti pris et a priori, tout ce qui est d’ordre ésotérique ou initiatique, témoignent du moins à cet égard d’un manque d’intérêt complet, et il arrive même qu’ils affectent de faire étalage de leur ignorance de ces choses, comme si elle était à leurs propres yeux une des marques de la supériorité que leur “culture” est censée leur conférer ! [...] La conclusion à tirer de là, c’est que les gens de cette sorte sont tout simplement les moins initiables des profanes, et qu’il serait parfaitement déraisonnable de tenir le moindre compte de leur opinion, ne fût-ce que pour essayer d’y adapter la présentation de certaines idées ».

          Comme René Guénon n’a conféré à personne le droit de parler de sa vie privée, sa décision aurait dû être scrupuleusement respectée, et devrait l’être encore aujourd’hui. Quant à son œuvre, chacun est libre de l’interpréter à sa façon ; mais seuls ceux qui l’ont effectivement comprise et qui s’y conforment intégralement devraient être habilités à l’exposer ou la commenter. Nous verrons que les membres de la « Fondation » ne se soucient aucunement du premier point, et qu’ils n’ont manifestement ni les compétences, ni les connaissances ni l’état d’esprit requis pour proposer des exégèses orthodoxes des écrits de Guénon : ils ne sont donc à aucun titre les gardiens fidèles qu’ils devraient pourtant être de l’œuvre de René Guénon.

Les innovations blâmables de l’« Édition définitive »

1) Leibnitz ou Leibniz ?

            Les travaux de M. Laurant concernant la vie de René Guénon, ses écrits et ses soi-disant “sources” n’ont jamais apporté d’informations dignes d’un grand intérêt. Ses conceptions pseudo-traditionnelles, la méthode moderne et profane qu’il utilise depuis son article publié en 1971, et sa mentalité particulière lui interdisent toute compréhension véritable de la doctrine exposée par Guénon, ainsi que certains aspects de sa fonction intellectuelle. Elles influencèrent, et continuent d’“inspirer” aussi négativement plusieurs études concernant Guénon et son œuvre. Compte tenu de la présence de M. Laurant au sein de la « Fondation René Guénon », on ne pourra que s’élever vigoureusement contre cette influence néfaste qui se marque désormais dans l’édition nouvelle des livres de Guénon, non seulement par l’ajout de textes parasitiques, mais encore par des innovations blâmables introduites dans le corps même du Règne de la Quantité. Tous ces apports nuisibles, surtout les derniers, doivent être sévèrement condamnés.

          Parmi ces innovations dans l’« Édition définitive », il en est une qui, en raison de son caractère exemplaire, mérite qu’on s’y arrête en détail. Nous espérons ainsi montrer combien il convient d’être prudent quand on veut corriger René Guénon sur tel ou tel point, même s’il est simplement d’ordre orthographique, et combien les choses sont souvent beaucoup moins évidentes qu’elles n’y paraissent.

         M. Jean-Pierre Laurant n’aime pas l’écriture « Leibnitz » retenue par Guénon. Et il le fait savoir, en l’accompagnant d’un « sic » quand il reprend le titre de son Diplôme d’Études Supérieures en Philosophie : « Examen des idées de Leibnitz (sic) sur la signification du calcul infinitésimal » (29). Au cas où le lecteur n’aurait pas bien compris, ou oublié, il récidive dans l’« Index nominum » de son livre : « Leibnitz (sic), 107 » (30). En cela, il n’a guère manifesté un quelconque sens des convenances traditionnelles envers Guénon : plutôt que d’ironiser sur cette graphie, fautive à ses yeux, il eût mieux fait de justifier son propre choix en la matière, documents à l’appui.

              À sa suite, les responsables de la nouvelle édition du Règne ont modifié subrepticement celle de « Leibnitz » en « Leibniz » (31). S’il ne s’agissait que de corriger une faute, ils auraient eu bien évidemment raison d’agir ainsi (32) : un tel changement est d’autant plus important que Guénon cite bien souvent le nom de cet auteur dans ses écrits (33), et fréquemment dans Les Principes du Calcul infinitésimal. Mais, pas plus que M. Laurant n’apporte d’arguments quand il tourne en ridicule Guénon dans son livre à propos de l’écriture « Leibnitz », les membres de la « Fondation » ne donnent pas plus d’explications relatives à ce changement dans l’« Annexe ».

            L’écriture « Leibnitz » est-elle fautive ? La question n’est pas nouvelle, puisqu’elle était déjà débattue moins de vingt ans après le décès du philosophe. De Neufville, dans « La vie de M. Leibnitz » (34), écrit : « Je suis cette manière d’orthographier le nom de M. Leibnitz, parce qu’elle est conforme à la terminaison des noms propres allemands. Il est vrai que quand lui-même écrit en français, il signe ordinairement Leibniz […] ; mais il ne semble que c’est pour mieux s’accommoder à la prononciation de la langue française qu’il a employé cette orthographe, le signant d’ailleurs en latin Leibnitius, au lieu de Leibnizius, qui eût beaucoup mieux rendu le nom Leibniz ». Il faut toutefois aussi tenir compte du fait que l’écriture Leibnizius est attestée, rendant elle aussi en latin le nom Leibnitz. Ainsi, dans sa lettre du 3 décembre 1703, à propos de l’“adaptation” latine de ses prénoms et de son nom, le philosophe écrit que « Gotefrid Guilielmus Leibnitz pourrait être remplacé par GOTEFRIDus GVILIELMus LEIBNIZius », le TZ final, expressément mentionné par lui ici dans son nom, étant dans ce cas remplacé par un simple « Z majuscule » en latin (35).  De plus, comme les très nombreuses lettres de cet auteur écrites en français sont signées « Leibniz », certains ont plaidé pour qu’on retienne cette graphie dans cette langue, qui s’est désormais imposée dans les milieux universitaires, non seulement en France, mais aussi dans bien d’autres pays.

        Aux remarques de De Neufville, qui devraient au moins inciter à la prudence, il faut rapporter que Leibnitz lui-même a attesté ces deux écritures, comme nous venons de le voir, et d’autres d’ailleurs : « Leibniz, Leibnitz, Leibnüzius, Leibnütz, Leubnutz, Lubeniecz, etc., autant d’orthographes, chez notre auteur même, à ce nom d’origine slave », écrit Yvon Belaval (36). Dans ces conditions, puisqu’il ne s’agit ni d’une faute ni d’« une sorte de singularité orthographique » (37) qui auraient été propres à Guénon, il n’y avait aucune raison de “corriger” l’écriture « Leibnitz », retenue par lui dans tous ses écrits, à moins qu’on possède un document de l’auteur qui le demanderait expressément. De là, M. Laurant, puis la « Fondation » se sont montrés plus savants que Leibnitz lui-même, et, que René Guénon.

              Nous ajouterons que nombre de philosophes et universitaires ont aussi privilégié cette écriture (38), ainsi que bien des écrivains, parmi lesquels Voltaire, Chateaubriand, Victor Hugo et Marcel Proust (39). On notera aussi que, parmi les personnages que René Guénon a côtoyés, Albert Leclère, qui lui enseigna la philosophie pendant deux ans au collège de Blois (40), docteur ès lettres, bientôt professeur agrégé à l’Université de Berne, écrivait « Leibnitz » dans ses livres (41). C’est aussi ce que faisait Gaston Milhaud, professeur à la Sorbonne, qui lut, nota et approuva en 1916 le « Diplôme » dont nous venons de parler. Il ne trouva évidemment rien à redire au sujet de la graphie « Leibnitz » retenue dans ce mémoire, dont il se servait lui-même (42). Enfin, Émile Boutroux, qui était président du jury quand Guénon passa l’agrégation de philosophie, mais qu’il n’a pas vu à cette occasion (43), avait édité en 1881 « La Monadologie de Leibnitz » chez Delagrave (44).

        D’autre part, René Guénon a copié plusieurs passages de l’étude de Bertrand Russel : A critical exposition of the Philosophy of Leibniz (45). Ainsi : « The principal premisses of Leibniz’s philosophy… » (p. 4) ; « Leibniz uses the words matter and body… » (p. 75) ; « Leibniz distinguished between perception […] and apperception… » (p. 156), etc. En fait, dans les deux dernières citations, là où Russell a écrit : « he », « il », Guénon a ajouté le nom du philosophe, en reprenant l’écriture retenue par Russell, alors qu’il aurait très bien pu écrire, puisqu’il ne s’agit ici que de notes de lecture personnelles (46) : Leibnitz « distinguished… » Dans ces conditions, on ne saurait prétendre qu’il ignorait les deux écritures. Aussi, dans la mesure où les deux graphies sont attestées par le philosophe et mathématicien lui-même, et qu’aucune n’est donc fautive ; qu’elles étaient connues de Guénon ; que celui-ci a toujours privilégié la forme : “Leibnitz”, il n’y a aucune raison de “corriger” dans le Règne cette dernière, et il faut respecter son choix.

            Aux arguments précédents nous en ajouterons un dernier, qui vient de René Guénon lui-même, ce qui devrait, nous l’espérons, clore définitivement le débat. Début octobre 1945, il vient de recevoir au Caire « l’exemplaire du “Règne” envoyé par avion » (47). Il poursuit : « j’ai été très heureux de pouvoir ainsi le voir sans plus de retard. Le volume se présente bien ; il est malheureusement resté quelques fautes, dont certaines ne se trouvaient d’ailleurs pas dans les épreuves ; mais ce qui est le plus ennuyeux, c’est que le titre ait été disposé de telle façon qu’on n’en voit réellement que la 1re partie ! Du reste, j’ai inscrit toutes mes observations sur une feuille que vous trouverez ci-joint et que je vous prierai de remettre à Allar après en avoir pris connaissance, puisque c’est surtout lui que cela concerne ; certaines remarques pourront servir pour les autres volumes, et le reste au cas d’une future réédition de celui-ci ». Dans sa lettre du 7 novembre 1945, Michel Vâlsan reprend les termes de la remarque de Guénon concernant « la forme du nom “Leibniz” », « que Leibnitz lui-même aurait “orthographiée” ainsi en écrivant en français [48], ce qui n’a pas été trop heureux, mais a réussi à en imposer à d’autres ! » ‒ jusqu’à nos jours, pourrions-nous ajouter ! Vâlsan répondra à Guénon : « Je suis du même avis que vous pour l’orthographe originelle » (49).

                 Ce n’est donc pas seulement parce qu’Albert Leclère, son professeur de philosophie écrivait, et faisait écrire à ses élèves : « Leibnitz », que Guénon continuera à faire de même. On le voit, c’est après avoir fait lui-même en 1945 des recherches sur l’écriture à retenir, et probablement en tenant compte de celles effectuées pour lui par certains de ses correspondants, qu’il maintiendra l’écriture qui prévalait chez lui auparavant, en pleine connaissance et en pleine conscience. De là, à moins de s’obstiner à refuser de prendre en considération sa remarque, non seulement il faut rétablir dans le Règne l’écriture voulue par Guénon, « au cas d’une future réédition de celui-ci », mais encore il faut la conserver « pour les autres volumes », notamment pour Les Principes du Calcul infinitésimal, ce nom revenant constamment dans cet ouvrage.

            Pour le Règne, donc, conformément aux « observations » de Guénon, force est de constater que l’écriture « Leibniz » de l’édition originale ‒ qui l’a imposée en 1945 ? ‒ a été changée en « Leibnitz » dans la « 3e édition » (50), la dernière faite par l’auteur de son vivant, en 1950 ; pour ces deux éditions, il suffit se reporter aux pages suivantes pour se persuader que la modification demandée a bien été effectuée : 34, 39 (n. 1), 54, 80, 97, 98 et 120. De là, ou bien les membres de la « Fondation » connaissaient la révision en question dans l’édition de 1950, voire le contenu du document adressé à Vâlsan, et ils les ont fâcheusement laissés de côté ; dans ce cas, ils ont agi sciemment contre la volonté expresse de René Guénon. Ou bien ils ignoraient leur existence ; dans ce cas, pourquoi se sont-ils occupés de la préparation et de la mise au point d’une soi-disant « Édition définitive » du Règne, sans avoir ni les connaissances ni les compétences pour le faire ?

2) L’altération de l’écriture des titres des livres

             Maintenant, regardons la couverture du livre. La seule lecture du titre sur la couverture, Le règne de la quantité et les signes des temps, laisse déjà présager de l’absence des « meilleures conditions » attendues. En effet, la suppression des majuscules n’est pas attestée dans l’édition originale de 1945, puisqu’on lit sans contestation possible : Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps ; elle n’est pas non plus conforme à l’édition de 1950, revue Guénon. Or, on ne nous explique pas les raisons de cette modification : aurait-elle été finalement voulue par l’auteur juste avant sa disparition ? Pour notre part, nous n’avons jamais lu qu’il ait exprimé quelque part un tel souhait.

            On notera incidemment que ce changement est constatable dès 1970, dans l’édition de poche parue chez Gallimard dans la collection “idées nrf” (n° 224) : ni le nom de l’auteur, « rené guénon », ni le titre, le règne de la quantité et les signes des temps, ne comportaient la moindre majuscule. Ces singularités ne s’expliquent sans doute que par la fantaisie esthétique du graphiste, h. cohen, selon la signature (évidemment sans majuscules) qui figure en quatrième de couverture. À l’intérieur, dans la page de titre, les majuscules sont restituées au prénom et au nom de l’auteur, et à l’article par lequel débute le titre du livre (51).

              On observe aussi que cette nouvelle écriture est systématiquement retenue dans l’« Annexe ». Les majuscules initiales de certains termes présents dans les titres des livres de René Guénon n’avaient-elles point pour lui quelque raison d’être, quelque signification ? Pourquoi ne pas s’astreindre à faire comme lui ? Voilà qui augure mal d’une certaine fidélité formelle à son œuvre. Guénon nous a pourtant laissé des précisions sur cette question, à savoir les références à ses propres ouvrages faites par lui dans les éditions originales de ses livres et dans ses lettres : lorsqu’il cite l’un de ses livres, non seulement il l’écrit d’une certaine façon, mais c’est aussi toujours la même. Si on se conforme à son usage, on écrira donc :

Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues ;

Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion ;

L’Erreur spirite ; 

Orient et Occident ; 

L’Homme et son devenir selon le Vêdânta ;

L’Ésotérisme de Dante ;

Saint Bernard ;

Le Roi du Monde ;

La Crise du Monde moderne ;

Autorité spirituelle et pouvoir temporel ;

Le Symbolisme de la Croix ;

Les États multiples de l’être ;

La Métaphysique orientale ;

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps ;

Les Principes du Calcul infinitésimal ;

Aperçus sur l’Initiation ;

La Grande Triade.

           Ce changement opéré dans l’écriture du titre montre, dès l’abord, que nous avons affaire ici aux prémices d’un processus d’altération qu’on n’hésite pas à appliquer au texte même de René Guénon. En effet, dès la première ligne du Règne, l’« Édition définitive » retient : La crise du monde moderne (52). Les C et M majuscules à Crise et à Monde ont subi le même traitement arbitraire que celui que nous venons de signaler pour le titre de couverture. Or, dans l’édition originale du Règne, et dans celles qui ont suivi, nous avions bien : La Crise du Monde moderne (53). On lisait aussi en 1945, puis en 1950 : Le Symbolisme de la Croix (54) ; on lit désormais : Le symbolisme de la croix (55) ; de même pour L’Ésotérisme de Dante (56) devenu L’ésotérisme de Dante (57), etc.

              Cette fâcheuse façon de faire se trouvait déjà dans l’article précité de M. Laurant. Il y écrivait : La crise du monde moderne (58), Le symbolisme de la croix (59), L’ésotérisme de Dante (60), etc. Est-il besoin d’ajouter qu’il ne mettait évidemment pas de majuscules aux quatre termes du titre du livre qui nous intéresse plus particulièrement : Le règne de la quantité et le signe (sic !) des temps (61) ? À chaque fois il commettait la même faute. Ne faut-il pas alors y voir justement un… “signe” ? 

              Pour quelles raisons l’écriture des titres des livres de René Guénon est-elle ainsi altérée ? Pourquoi l’écriture : Le Roi du Monde reste-t-elle inchangée (62) ? Quelle bizarre logique préside à tout cela ? On objectera que ce que nous dénonçons, ce ne sont que des détails. Ce serait oublier un peu vite que, pour Guénon, chaque détail avait son importance ; par exemple : « Je ne mets jamais une virgule au hasard, et tout changement modifie le sens d’une façon qui, en général, n’est pas des plus heureuses » (63), et : « Je ne mets jamais un seul mot sans l’avoir pesé soigneusement (et je devrais dire : pas même une virgule) » (64). Dans un cas similaire à celui qui nous occupe, Guénon s’est exprimé ainsi : « Une petite remarque “typographique” : j’ai constaté que les imprimeurs n’arrivaient jamais à distinguer, dans mon écriture, le k minuscule du K majuscule, bien qu’il me semble qu’ils soient assez différents ; c’est ennuyeux, parce qu’une majuscule mise à tort peut paraître donner à un mot, par rapport à d’autres, une sorte d’importance prédominante qu’il ne doit pas avoir en réalité ; […] je demanderai donc qu’on veuille bien faire attention à cela en corrigeant les épreuves » (65). Sans trahir cette demande expresse, on pourrait dire, a contrario, qu’une majuscule mise à bon escient confère à un mot, par rapport à d’autres, une importance prédominante qu’il doit avoir en réalité. Dans la mesure où Guénon écrivait certains termes avec une majuscule dans les titres de ses livres et de ses articles, il y a nécessité à s’astreindre à faire comme lui.

           On ajoutera que les ouvrages cités dans le Règne connaissent un traitement similaire : La pensée chinoise (p. 51, n. 2) s’est substitué à La Pensée chinoise ; Les castes remplace Les Castes (p. 66, n. 1) (66), et La fleur d’or et le taoïsme sans Tao (p. 243, n. 1), La Fleur d’or et le Taoïsme sans Tao, etc.

3) Quelques remarques

            Sans vouloir être exhaustif, nous ferons maintenant quelques remarques. On lit page 37 : « On voit ici que l’idée de mesure est en connexion intime avec celle d’« ordre » (en sanscrit rita), qui se rapporte à la production de l’univers manifesté, celle-ci étant, suivant le sens étymologique du mot grec χόσμος… » Or, ce dernier terme n’est aucunement attesté en grec, et on le chercherait donc en vain dans les dictionnaires (67). Dans l’édition originale de 1945, et dans celle revue par l’auteur en 1950, c’est le « mot grec  ϰόσμος » qui figure, non sans quelque raison (68) : à l’inverse des membres de la « Fondation », René Guénon ne confondait tout de même pas un kappa avec un khi !

        Page 160, le deuxième paragraphe ne saurait être constitué d’une seule phrase. En fait, ce qui suit : « L’équilibre, de part et d’autre… » fait partie de ce même paragraphe qui se poursuit jusqu’à la fin du chapitre 21. Il n’y avait donc aucune raison d’aller à la ligne.

          On notera que dans l’édition corrigée de 1950, l’abréviation « M. », pour « Monsieur », a disparu devant le nom de Coomaraswamy, celui-ci étant décédé le 9 septembre 1947 (69). Or, cette abréviation est reprise dans l’« Édition définitive », pp. 29, 34, 120, 192, ce qui n’est donc pas conforme à la modification apportée par Guénon lui-même. De plus, comme cela a été fait dans l’édition de 1950, il faut remplacer « M. » par « A. » (pour : « Ananda ») pp. 36, 40, etc. Il faut aussi relever plusieurs oublis qui remontent à 1950 : on enlèvera donc le « M. » devant le nom de Coomaraswamy pp. 35, 37, etc.

         À propos des articles de ce dernier auteur cités dans le Règne, il fallait recourir aux nouveaux moyens typographiques qui permettent d’écrire désormais : « Ākiṃcañña : Self-Naughting » (voire : « Âkiṃcañña ») (70),   « Ātmayajña : Self-Sacrifice » (voire : « Âtmayajña ») (71), puisque c’est ainsi que Coomaraswamy écrivit les titres de ses deux textes (72).

               Plusieurs renvois au Roi du Monde et à L’Ésotérisme de Dante sont faits par rapport aux éditions originales de ces deux ouvrages : chacun ne possédant pas lesdites éditions, il eût été préférable d’indiquer ce fait, et d’ajouter dans quels chapitres les passages en question sont mentionnés. Ainsi, p. 151, il aurait fallu préciser dans la note 1 : « Voir Le Roi du Monde, pp. 128-130 [de l’éd. or. ; ch. XI], et aussi… » ; p. 152, n. 1 : « Voir L’Ésotérisme de Dante, pp. 91-92 [de l’éd. or. ; ch. VIII]. », etc.

             L’édition de 1945 s’achevait avec la « Table » des chapitres (pp. 273-274) ; celle de 1950 mentionnait, comme dans les éditions originales des autres livres de Guénon (73), la « Table des matières ». C’était sous cette rubrique que devait donc se terminer l’« Édition définitive » ; or, aucun titre n’est donné à cette section (p. 303), ce qui constitue une nouvelle anomalie. En outre, les deux parties introductives de ce sommaire, et les deux dernières, sont groupées deux par deux, et mises en italique. Leur position et graphie spéciales tranchent donc par rapport à l’énumération des quarante chapitres. En réalité, seules l’« Annonce » (74), la « Note » et l’« Annexe » sont des ajouts propres à la « Fondation », et doivent être citées à part ; l’« Avant-propos », lui, est un texte de René Guénon qui fait partie intégrante du Règne, et qui aurait dû figurer distinctement avec les titres des chapitres de ce livre.

           Enfin, plutôt que d’intervenir à mauvais escient sur les majuscules de certains mots, il eût été certainement opportun d’apporter des modifications d’ordre typographique au sujet des guillemets. « Les lecteurs qui connaissent les fac-similés des lettres […], ou d’autres documents autographes de René Guénon, savent que celui-ci ne distingue pas, dans ses manuscrits, les guillemets relatifs à des citations des autres guillemets, qui sont notamment réservés aux termes ou expressions “techniques”. Conformément à l’usage qui prévaut chez les éditeurs » (75), il aurait été opportun de distinguer enfin ces deux types de guillemets dans la nouvelle édition du Règne (76).

             De là, les changements que nous venons de signaler, et d’autres que nous mentionnerons plus loin, et qui ont été sciemment introduits par la « Fondation » prouvent qu’elle est incapable de veiller scrupuleusement « aux travaux de mise au point technique des textes (re)publiés » (p. 9), comme elle est inefficace en s’abstenant de recourir aux nouveaux moyens typographiques.

Deux précédents

1) Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion  

 

        Ce n’est pas la première fois qu’on s’autorise à faire des ajouts à tel ou tel des dix-sept livres que René Guénon a lui-même publiés. À ce jour, deux d’entre eux ont connu...

P. B.

(À suivre)

 

Cet article n'est plus en libre accès.

Il est contenu dans l'édition imprimée du numéro 3

et du Recueil annuel 2016 des Cahiers de l'Unité

contradiction avérée
altération titres
Règne de la Quantité édition 1970

Édition 1970

retour N 73 & 74
retour N 75 & 76
citationRègne

Pour citer cet article :

P. B., « Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps : À propos d'une prétendue "Édition définitive" », Cahiers de l’Unité, n° 3, juillet-août-septembre, 2016 (en ligne).

 

© Cahiers de l’Unité, 2016  

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