Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
Aperçus sur les rapports entre la Volonté divine
et la prédisposition des êtres dans la doctrine
de l’Émîr ‘Abd Al-Qâdir (1)
PLAN
Introduction
L’Émîr ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî (l’Algérien) n’est pas systématique dans ses écrits : on le constate lorsque ces derniers sont envisagés dans leur globalité. S’il semble parfois privilégier un point de doctrine avec force et autorité dans un passage de son Livre des Haltes, il faut se garder d’en tirer des conclusions définitives, car il est possible qu’il développe, par ailleurs, une vision différente. En cela, il ne fait que suivre les nuances de la Révélation qui propose des approches différentes de la Réalité, répondant à toutes les aptitudes possibles des êtres qui la reçoivent.
Ce qui distingue les métaphysiciens véritables comme lui des interprètes exotériques de la Tradition, c’est qu’ils sont capables de faire ressortir la doctrine de la Non-Dualité en toutes circonstances, à partir de n’importe quelle donnée révélée. Pour des lecteurs occidentaux, ces changements de perspective sont plus faciles à comprendre lorsqu’ils ont assimilé les œuvres de René Guénon et de Michel Vâlsan ; il leur devient alors plus aisé de mettre chaque point de vue à sa place.
L’Émir traite des relations entre la Volonté divine et la prédisposition des êtres sous différents aspects complémentaires semblant parfois, en apparence, contradictoires. On peut, en effet, envisager cette question selon trois grandes perspectives.
La première considère toutes choses à partir de l’état manifesté d’un être dans sa dépendance à la Volonté et à l’Ordre de Dieu compris selon les deux aspects principaux développés dans les textes des Haltes 5 et 36 dont nous donnerons des extraits (2).
La deuxième correspond au point de vue développé par René Guénon au chapitre XIII de La Grande Triade où les choses et les êtres sont envisagés à partir de leurs essences principielles non manifestées, et alors « c’est l’être qui, par sa propre nature, détermine lui-même les conditions de sa manifestation. »
La troisième, selon la doctrine de la Wahdah al-Wujûd, considère qu’il n’y a pas de dualité dans la Réalité et que tous les degrés de Celle-ci sont des autodéterminations de cette Unique Réalité. Ces trois perspectives sont présentes dans l’œuvre de René Guénon.
Dans le premier cas l’homme se trouve placé devant deux aspects de la Volonté divine : la Volonté productrice suprême, la Mashî’ah, à laquelle il ne peut se soustraire, et la Volonté divine exprimée par la Révélation ordonnant à l’homme de suivre une Loi l’amenant à la félicité et lui évitant la damnation, Loi qui, de surcroît, permet de conserver les équilibres nécessaires au développement normal de toute manifestation. La Loi impliquant “jugement”, la question se pose de savoir quelle est la responsabilité d’un être particulier qui est soumis à une Volonté divine qui s’imposerait à lui de l’“extérieur”. C’est ainsi que les êtres susceptibles d’être “défavorisés” lors de ce Jugement pourraient être amenés à penser qu’ils n’ont, au fond, aucune responsabilité dans leurs actes, et estimer “arbitraire” ou “injuste” le Jugement divin qu’ils pourraient subir au Jour du Compte final. Cette conception aurait pour effet, en ce monde, de développer un certain désespoir – puisque l’être semblerait n’avoir aucune influence sur sa destinée –, ou un laxisme vis-à-vis des obligations légales sacrées, quelle que soit la forme sous laquelle se présentent ces dernières.
Dans le deuxième cas, correspondant au fameux : « En Dieu je me suis voulu tel que je suis » de Maître Eckhart, chaque être se jugera lui-même lors de la contemplation des possibilités de son essence, et il prendra conscience qu’en cette existence il n’a fait que développer ce que sa propre prédisposition exigeait, en “empruntant” activement, dans tous les degrés de l’Être et de l’existence – qui sont des autodéterminations de la Réalité divine –, les éléments dont il avait besoin pour actualiser cette prédisposition. Il garde par cela d’ailleurs, sa dépendance à l’égard de Dieu et de Ses autodéterminations dont il a besoin pour exprimer ses possibilités.
Ces deux cas peuvent être ramenés à des conceptions complémentaires de couples comme extérieur/intérieur, substance/essence, passif/actif, etc. Nous donnerons, avec la traduction de la Halte 5 et d’extraits d’autres Haltes, des exemples illustrant ces deux façons de voir les choses.
Dans le troisième cas, tous ces aspects – Réalité divine, existence, êtres particuliers – sont réalisés comme étant des aspects de l’Un : ce sont les autodéterminations d’une unique Réalité, et seule nos visions conditionnées produisent les apparentes dualités et leurs relations des états et des modalités de cette Réalité. C’est pourquoi on peut concevoir que les choses en soi, si l’on voulait les envisager comme étant radicalement séparées du Principe, sont pur néant. René Guénon écrit à propos « de toutes les choses manifestées […] que leur importance est rigoureusement nulle par rapport à la Réalité absolue » (3). Mais, cette affirmation, commune à tous les grands métaphysiciens, a pour corollaire que toute réalité connaissable est fondamentalement divine. Les autodéterminations de la Réalité Une sont donc réelles lorsqu’on les rapporte à Celle-ci et irréelles lorsqu’on les considère en soi dans leur pure limitation.
La doctrine de la Non-Dualité de la Réalité (Wahdah al-Wujûd) bien comprise – puisqu’il s’agit de cela dans cette dernière perspective –, permet cependant au final d’intégrer et de concilier tous les points de vue, sans en exclure aucun. C’est en vertu de cette synthèse que l’initié réalisé n’abandonnera pas les obligations de la Loi sacrée tant qu’il aura quelque conscience d’un quelconque rapport avec Dieu et le monde, dans la phase ascendante de la réalisation ou dans la “réalisation descendante”. Il n’y a que dans une extinction ou une perte de conscience totales – transpositions spirituelles de cas prévus par la Loi sacrée (sommeil profond, coma, folie, états paradisiaques, etc.) –, que cette Loi ne pourra plus être appliquée et qu’il sera “libéré”.
Dès lors que l’être sort de cette extinction (fanâ’) en Dieu pour subsister (baqâ) par Dieu, il redevient conscient de la distinctivité, ne serait-ce que sous un rapport et quel que soit son organe de connaissance, et la Loi s’impose à nouveau à lui. Ce point important, très clair chez Ibn ‘Arabî (chapitres 140-141 des Futûhât sur la liberté) et les Maîtres de son école comme l’Émîr, doit être mis en avant afin de réfuter, tant les rêveries de promoteurs d’un soufisme dévoyé qui gagne du terrain et tendant à se passer de la Loi, que les anathèmes agressifs jetés par des exotéristes sur la doctrine de la Wahdah al-Wujûd à laquelle ils ne comprennent rien, habitués qu’ils sont à répéter sans réfléchir les condamnations séculaires de représentants d’un rationalisme ennemi de toute intuition transcendante.
L’une de des expressions les plus fréquentes chez l’Émîr de la Wahdah al-Wujûd est la doctrine des autodéterminations de la Réalité suprême, et c’est par cela que nous conclurons cet exposé.
Ces éléments de doctrine s’inscrivent donc dans une méditation générale sur la Volonté divine, la Liberté, la soumission de l’homme, son libre arbitre et sa responsabilité, en rapport avec son degré de connaissance et de conscience de la Réalité. Nous ne pouvons, dans le cadre de ce travail, nous étendre sur ces questions qui font l’objet de développements métaphysiques et initiatiques conséquents dans les écrits d’Ibn ‘Arabî et de l’Émîr. Nous nous bornerons donc seulement à développer les perspectives générales évoquées ci-dessus qui permettront de constater les affinités remarquables entre l’exposé doctrinal de l’Émîr et celui de René Guénon.
I - Les deux aspects de la Volonté et de l’Ordre divins
HALTE 5
Il a dit – qu’Il soit exalté ! – : « Notre Verbe (4) à une chose (5), lorsque Nous la voulons, est seulement de lui dire : “Sois !”, et elle est » (Cor. 16, 40).
Sache que Dieu a une Volonté unique possédant deux aspects. Selon le premier la Volonté est absolue, et il n’y a aucun intermédiaire entre elle et la chose voulue. Son Ordre existenciateur correspondant est de même nature. Cette Volonté et cet Ordre absolus sont toujours nécessairement réalisés. Ainsi, lorsqu’Il veut – qu’Il soit exalté ! – existencier une chose non existante, Il lui ordonne d’être, et elle est, qu’elle soit attribuée extérieurement à une chose créée (6) ou non.
Par ailleurs, Dieu a une Volonté et un Ordre liés à un intermédiaire. C’est le cas lorsque Dieu veut d’une créature qu’elle produise un acte ou lui ordonne de faire quelque chose : cette Volonté et cet Ordre ne sont pas nécessairement réalisés, car Il a pu vouloir et ordonner que la créature fasse quelque chose, mais n’a pas ordonné à la chose d’être réalisée dans ce réceptacle créé.
C’est une évidence reconnue que Dieu veut de toutes les créatures qu’elles aient la foi et soient obéissantes ; Il leur a ordonné cela. Si Sa Volonté et Son Ordre absolus impliquaient que tout être ait la foi, cela se réaliserait sans aucun doute, car Il a dit : « Notre Parole à une chose, lorsque Nous la voulons, est seulement de lui dire : “Sois !”, et elle est. »
Comme la Volonté et l’Ordre divins, compris ainsi, s’adressent à tous, et qu’ils n’ont pas d’effet sur tout le monde, mais seulement sur certains, nous en concluons qu’il y a deux sortes différentes de Volonté et d’Ordre. Ainsi, si par Sa Volonté et son Ordre absolus, Il veut que des actes, que la foi, que l’obéissance, soient en nous, cela est nécessairement, que nous le voulions ou non. Par contre, tout ce qu’Il veut produire à partir de nous, ou qu’Il nous ordonne de faire, et sur lequel Il nous donne, à nous seuls, une responsabilité, cela peut ne pas être.
Prenons le cas d’Abû Bakr (7) : Dieu voulut que la foi fût en lui, et Il ordonna à la foi d’être en lui, ce qui ne manqua pas d’arriver. En revanche, dans le cas d’Abû Jahl (8), Dieu voulut que la foi existât en lui, et Il voulut qu’Abû Jahl la réalisât, mais cela ne se fit pas. Fais donc la distinction entre « Il voulut que » (arâda bi-hi), « Il voulut à partir de » (ou : « Il demanda à : arâda min-hu), « Il ordonna de » (amara bi-hi) et « Il lui ordonna » (amara-hu), car il y a là deux aspects différents (9).
Il en résulte qu’il y a deux sortes d’Ordre : l’Ordre donné à une chose dont est voulue la réalisation, et qui s’effectuera nécessairement, et l’Ordre qui s’adresse à une créature responsable de sa réalisation, ce dernier n’étant pas obligatoirement respecté. De même, il y a deux sortes de Volontés : l’une est liée à la production directe de l’acte, et elle se réalisera nécessairement, et l’autre dépend d’un sujet qui doit produire l’acte, et elle ne se réalisera que si elle concorde avec la première Volonté (10).
Les mu‘tazilites (11), qui ont négligé cette distinction et à qui ce secret est resté caché, n’ont considéré qu’une seule relation pour la Volonté et l’Ordre pour dire : Dieu n’ordonne que ce dont il veut l’être et l’existenciation. Ils admettent qu’il a été ordonné à Abû Jahl d’avoir la foi et sont donc obligés d’en conclure que la Volonté d’Allâh – qu’Il soit exalté ! – peut être contrecarrée, et même qu’il peut se produire dans le Royaume de Dieu quelque chose qu’Il n’a pas voulu. Les ash‘arites ont répondu aux mu‘tazilites, sur ce point, que l’homme, dans le monde visible, peut ordonner une chose tout en voulant qu’elle ne se réalise pas. C’est la plus haute conception rationnelle à laquelle ils sont arrivés. « Celui dont les biens sont restreints, qu’il dépense à la mesure de ce qu’Allâh lui a donné ! » (Cor. 65, 7)(12).
HALTE 36
Il a dit – qu’Il soit exalté ! – : « Nous n’avons envoyé aucun Envoyé si ce n’est pour qu’on lui obéisse, par la permission d’Allâh » (Cor. 4, 64).
L’enseignement qu’Il prodigue ici – qu’Il soit exalté ! – nous informe qu’Il ne suscite aucun Envoyé sans qu’on lui obéisse, c’est-à-dire sans qu’il y ait une obéissance de fait de tous ceux à qui la mission de l’Envoyé s’adresse, qu’ils l’acceptent ou non, qu’ils soient bien dirigés ou non. Ces derniers, en effet se soumettent soit à l’Ordre divin exprimé (13) (par la fonction de l’Envoyé), soit à la Volonté productrice divine cachée (14).
Lorsque Dieu envoie Ses Messagers pour qu’on leur obéisse, il ne peut jamais en être autrement ; on peut même dire que le contraire est inconcevable. Il est indubitable que certains, parmi ceux à qui s’adresse chaque Envoyé, sont guidés par son entremise, et d’autres égarés. En effet, l’Envoyé a pour mission d’expliquer les deux sortes d’obéissances ensemble. Dieu – qu’Il soit exalté ! – ne dit-Il pas à propos du Coran magnifique : « Par lui (le Coran) Il en égare beaucoup, et par lui Il en guide beaucoup » (Cor. 2, 26).
Quant à l’obéissance extérieure, il n’arrive jamais que ceux qui sont sollicités par un Envoyé se laissent tous guider par lui, sans exception. À l’inverse, il n’arrive jamais qu’ils soient tous égarés. Chaque Envoyé rencontre donc ces deux cas, et ceux à qui il est envoyé se trouvent nécessairement entre ces deux types d’obéissance par la manifestation, en eux, de la guidance et de l’égarement. Celui qui se laisse guider se conforme à l’Ordre extérieur, et le rebelle dans l’erreur reste conforme à l’Ordre intérieur de la Volonté divine productrice. Les Envoyés sont missionnés avec ces deux Ordres, car ils ont pour fonction de faire ressortir la distinction entre la bonne guidance et la mauvaise. Dans la mesure où l’erreur de l’égaré était cachée en lui, et qu’elle apparaît clairement à cause de l’intervention de l’Envoyé, on peut dire que la manifestation de cette erreur peut être, d’une certaine façon, considérée comme une “obéissance” à l’Envoyé. Il est incontestable, en effet, que c’est par l’intervention de l’Envoyé que sont révélées la rectitude ou la déviation. Ainsi, l’extériorisation de l’erreur apparaît comme une “obéissance” à l’Envoyé.
II - « C’est l’être qui, par sa propre nature, détermine lui-même les conditions de sa manifestation »
(René Guénon, La Grande Triade, chapitre 13)
HALTE 8 (15)
La disparité de la connaissance des êtres vient de la disparité de leur intelligence qui découle elle-même de celle de leurs prédispositions. Ces dernières s’imposent d’elles-mêmes (16) car elles sont éternelles, n’ayant pas été “faites” (par un agent extérieur) (17) ; elles sont un Effluve sanctissime essentiel (18) dégagé de toute qualification particulière.
HALTE 23
Dieu, qui est l’Ordre manifesté par les formes tout en restant en Soi absolu, non conditionné par ces réceptacles formels, et dont la Réalité est appelée “Ordre existenciateur”, ne Se manifeste que selon ce que comporte la prédisposition et ce que requiert le prototype immuable (des êtres) comme états et aptitudes dans sa préexistence principielle éternelle ; états et aptitudes qui peuvent être la foi ou l’incroyance, l’obéissance ou la désobéissance, la science ou l’ignorance, la pureté ou la corruption, la beauté ou la laideur, et autres choses inhérentes aux paroles, actes, convictions ou attributs (qu’exprime cet être) […] Dieu a « l’argument décisif » à l’encontre de la créature : « Et ton Seigneur n’est injuste envers personne » (Cor. 18, 49), car chaque être, par ce que requièrent ses prédispositions, demande à Dieu de se manifester selon les statuts de son prototype et les aptitudes qu’il comporte. Cette prédisposition, d’ailleurs, n’est pas “subie” ou imposée de l’extérieur, par un acte divin qui donnerait, cette fois, l’argument décisif à la créature (19). Il y a là des ténèbres profondes dans lesquelles on raccourcit le pas et dans lesquelles s’égare l’oiseau qatâ (20).
HALTE 32
Il a dit – qu’Il soit exalté ! – : « Et Mon serviteur te questionne à Mon sujet. Et bien, en vérité, Je suis proche ; Je réponds à la demande du demandeur lorsqu’il Me demande » (Cor. 2, 186).
Sache que Dieu ne donne à personne ce qu’il demande oralement si cette demande n’est pas en affinité avec ce qu’implique sa prédisposition. Si ce qu’exige cette prédisposition fondamentale est contraire à ce que demande sa langue, Il ne donnera rien d’autre – qu’Il soit exalté ! – que ce qu’implique cette prédisposition, quel que soit le demandeur et quelle que soit la chose demandée. Ainsi, le goudron aurait beau demander à être blanc, Dieu n’accèdera pas à sa requête, car sa prédisposition exige au contraire qu’il soit noir. De même, si le bout de coton demandait à être noir, Dieu n’accéderait pas à sa requête puisque sa nature exige, au contraire, qu’il soit blanc.
Il se peut donc que l’homme soit prédisposé à formuler une demande sans qu’il soit prédisposé pour autant à voir cette demande exaucée. Si quelqu’un demande à Dieu une chose quelconque et qu’Il ne la lui octroie pas, ce n’est que parce que sa prédisposition est en contradiction avec cela, et qu’il n’a pas en lui la prédisposition pour recevoir l’objet de sa demande. C’est la seule raison, car Dieu est trop élevé pour refuser à quelqu’un quelque chose par avarice.
Ce noble verset, bien qu’il se présente littéralement avec un sens absolu, est toutefois conditionné par ce qu’implique la prédisposition de chacun et ce qu’elle demande. Le pivot de cette affaire est, en fait, la prédisposition à recevoir quelque chose, qu’il y ait demande ou non.
Les prédispositions éternelles n’ont pas de causes extérieures à elles-mêmes : elles résultent directement de l’Effluve essentiel sanctissime (21). Dieu est Sage ; Il ne donne à personne quoi que ce soit n’étant pas exigé par la prédisposition de cet être, prédisposition qui le rend apte à recevoir ce don.
Si un roi décidait de distribuer son arsenal militaire aux lettrés, ou sa bibliothèque aux soldats, uniquement parce que ceux-ci et ceux-là le demandent, il ne ferait pas preuve de sagesse, car le lettré n’est pas prédisposé au maniement des armes et à la guerre, même s’il le veut, et le soldat n’est pas disposé à comprendre les livres, même s’il en fait la demande. Et Allâh est infiniment Savant et Sage.
HALTE 56
Le Très-Haut a dit : « Notre Parole à une chose, lorsque Nous la voulons, est seulement de lui dire : “Sois !”, et elle est » (Cor. 16, 40).
En disant “Notre Parole”, Il indique qu’Il est doué du Verbe, ce qui implique une orientation divine produisant un effet sur ce qui est concerné par l’Ordre existenciateur et passera à l’existence, pour lui-même, selon la prédisposition qui lui est inhérente. Ne revient à Dieu que de donner l’Ordre. »
HALTE 70
Il se peut que le voyageur spirituel demande, sans autorisation, une chose qui lui semble bonne, alors qu’en cela il n’y a que péril et maux pour lui. C’est donc comme si le Très-Haut disait : ne M’apprenez pas comment Je dois vous récompenser, et ne M’informez pas de votre besoin ou de votre état ; Je suis omniscient : Je sais donc tout ce qui est dans les Cieux et la Terre. Je connais toute chose créée, ce qui lui convient, ce que réclame sa prédisposition, ce qu’implique la Sagesse à son endroit. Sous ce rapport, si un demandeur pouvait découvrir ce que la Sagesse lui destine, il s’en satisferait, que ce soit du bien ou du mal, que ce lui soit utile ou nuisible. S’il pouvait, avant la demande, connaître la réalité cachée des choses, il ne demanderait que ce que Dieu lui réserve, quel que soit ce don. Mieux : Dieu n’octroie rien à une créature, en bien ou en mal, sans que cela ne corresponde à ce que réclame sa prédisposition. Il se peut donc que le demandeur soit prédisposé à requérir par la langue quelque chose de contraire à ce qu’exige sa prédisposition fondamentale (22).
HALTE 81
Pour les Connaissants, Sa théophanie, Son Autorévélation, est permanente ; elle n’est limitée ni dans le temps, ni dans l’espace. Elle est éternelle, sans début ni fin, sans augmentation, diminution ou altération, alors qu’Il subsiste tel qu’Il est en Soi, sans dépendre de celui pour qui la théophanie aura lieu. La différenciation, la multiplicité, l’impermanence que l’on peut rapporter à la théophanie ne dépendent que de celui à qui s’adresse cette dernière, et sont liées à la prédisposition, à la capacité du réceptacle. Ainsi, l’eau est essentiellement unique, mais sa forme dépend des récipients qui la contiennent ou des plantes, fruits, semences qui l’assimilent.
HALTE 93
Le Très-Haut a dit : « En vérité, chaque chose, Nous l’avons créée selon une détermination » (Cor. 54, 49) (23).
Sache que la notion de “chose” (24) en question ici peut être envisagée sous deux aspects, l’un principiel et l’autre existentiel. L’aspect existentiel est éphémère et correspond à la Parole du Très-Haut : « Et déjà, Je t’ai créé auparavant, alors que tu n’étais pas une chose. » (Cor. 19, 9), c’est-à-dire une chose existenciée.
La “chose”, au point de vue principiel, c’est la prédisposition du possible, sa réceptivité à se manifester grâce à la Réalité de Dieu, et à servir de support pour que Dieu manifeste Sa Réalité. Sans cette réceptivité, il ne se produirait rien. Considère ce que l’on nomme “l’impossible” : comme il n’a ni prédisposition, ni capacité à servir de support de manifestation ou à se manifester lui-même, il n’a aucune réalité existentielle. Cette prédisposition et cette capacité du possible à recevoir l’existence sont antérieures à tout : elles ne sont pas le résultat d’un agent extérieur (25) et ne dépendent pas d’un effet de la Puissance de manifestation (26), tout comme l’état de non-être précédant l’être n’est pas un effet de cette Puissance (27).
L’état principiel de la “chose” est éternel et “antérieur” à sa manifestation. C’est à cette “chose” principielle que le discours divin s’adresse lorsqu'il est dit : « Notre Parole à une chose, lorsque Nous la voulons, est seulement de lui dire : “Sois !”, et elle est » (Cor. 16, 40). La chose à qui est donné cet Ordre se trouve à l’état principiel non-manifesté ; elle entend le Discours divin et se conforme à ce Commandement d’exister et, alors, elle existe. Le seul fait qu’Allâh atteste à Son propre sujet est qu’Il lui donne l’Ordre d’exister. L’existence, elle, provient de la chose à qui est donné l’Ordre (28). Donner un Ordre d’exister à une chose qui serait pur néant, ne possédant aucune réalité positive ni prédisposition à exister, est impossible, surtout de la part d’un infiniment Savant et Sage. Ce qui concerne, l’Ordre, la contingence, la création, l’existenciation, c’est seulement cette “forme”, cette structure combinée résultant d’une “agrégation” de noms divins (29).
Le Commandement « Sois ! » signifie : « Reçois ta qualification par Ma Réalité et Ma manifestation par toi, afin d’être un support de manifestation pour Moi, sans pour autant devenir doué de réalité par toi-même ! » L’Ordre, l’objet de l’Ordre, et Celui qui ordonne, sont Un Seul en réalité. La distinction entre eux n’est qu’une conception relative ; ce n’est pas quelque chose qui s’ajoute à la structure principielle résultant de l’agrégation de Noms divins constituant cette “essence immuable”, cette dernière étant la “forme” perçue par la Science divine. L’acte de production, son objet, et le Producteur sont identiques. Lorsque que Dieu – qu’Il soit exalté ! – s’oriente spécifiquement vers l’une de ces essences immuables – dont nous avons dit qu’elles sont les formes des Noms divins propices à l’existenciation, puisqu’elles sont des supports de manifestation de la Réalité divine –, et sachant que Son orientation n’est ni autre que Lui-même, ni autre que ce vers quoi Il s’oriente, alors la Réalité de Dieu est “teintée” par les déterminations principielles de cette essence immuable, ainsi que par les prédispositions qu’elle a pour les qualifications sans fin qui se présenteront à elle dans ses états successifs.
Ainsi la Réalité de Dieu apparaît-Elle “teintée” par les qualifications de l’essence immuable de l’être, cependant que cette dernière reste dans son état de subsistance non-manifestée. Puis, cette essence est elle-même “teintée” par la Réalité de Dieu, ce qui est exprimé ainsi : « La “Teinte” d’Allâh, et qui est plus beau qu’Allâh en “teinte” ! » (Cor. 2, 138). C’est alors que cette essence prend conscience d’elle-même et regarde instantanément dans le Miroir de la Réalité divine qui est « la Lumière des Cieux et de la Terre » (Cor. 24, 35), et la Lumière de toutes choses. Elle se voit elle-même dans la Lumière, croyant que ce qu’elle perçoit de sa propre “forme” dans le Miroir de la Réalité est autre chose qu’elle-même, et qu’elle a acquis une réalité d’ordre extérieur, différente de la réalité antécédente dans la Science divine, ce qui n’est pas le cas. En fait, ce qu’elle voit, et qu’elle croit être une réalité extérieure, n’est autre que la Réalité divine Se manifestant par ses propres structures et prédispositions principielles. Mais, quant à ce qu’elle est en elle-même (30), elle n’a jamais goûté et ne goûtera jamais le parfum de la Réalité.
« Allâh était et nulle chose avec Lui » (31), c’est-à-dire qu’Allâh est seul réel, et il n’y a aucune chose qui soit avec Lui dans la Réalité, étant donné que la définition des essences immuables – pour qui veut les définir – c’est qu’elles sont les réalités essentielles des possibles dans la Science divine, ce que les théologiens nomment les “quiddités”, et les Gens d’Allâh appellent aussi les “prédispositions” et “réalités essentielles” dans la Science divine. Si ces essences avaient une réalité en dehors de la Science de Dieu, il y aurait un changement dans leur réalité fondamentale, ce qui est impossible. La réalité essentielle de toute chose, quelle que soit la chose envisagée, est définie par son lien avec la Science divine dont elle est l’objet et en tant que cette Science est identique à l’Essence de Dieu. Comprends bien ce point dans son fond et n’en parle pas, sauf à ceux qui en sont dignes, qui sont prêts à l’accepter et en mesure de l’assumer ! Si tu passes outre, tu le regretteras : on ne peut pas parler de tout ce que l’on sait, et tu seras contredit sans que tu puisses apporter une quelconque preuve de la véracité de tes allégations, les choses se référant à une expérience directe résistent à toute définition et à toute démonstration. C’est ainsi qu’il est impossible, même dans le monde créé, de communiquer à autrui une expérience intime de joie, de peine, de peur ou d’humiliation. On ne peut connaître cela que par expérience personnelle directe. Lorsque le croyant en saisit quelque chose, parce qu’il a une bonne opinion de celui qui lui transmet, il peut constater la différence entre lui qui connaît et un autre qui ignore, cependant, rien ne saurait être comparé à l’expérience directe (32).
III - Les autodéterminations de l’Unique Réalité
HALTE 51
Le Très-Haut a dit : « Et Nous vous faisons prendre naissance dans ce que vous ne savez pas » (Cor. 56, 61).
On trouve, dans le discours des grands Maîtres initiés – qu’Allâh soit satisfait d’eux ! – le terme de “dépouillement”, comme on trouve l’expression d’“ascension dissolvante” ; les deux désignent une seule et même chose. L’explication est la suivante : tout ce à quoi on applique le nom d’existencié, à quelque niveau que ce soit de la Réalité, n’est autre que Dieu apparaissant en mode conditionné selon les lois du degré où se produit cette manifestation. Il est Celui qui Se manifeste sous des apparences illusoires (33) déterminées par Ses Noms sanctissimes. Toutes ces manifestations, ces autodéterminations, ces autoconditionnements ne sont que des conceptions relatives n’ayant aucune réalité en dehors de l’intellect, comme tout ce qui est produit et a une origine (34). La Réalité essentielle absolue, à première vue et selon l’opinion conjecturale, semble conditionnée par Sa manifestation, alors qu’Elle reste absolue dans la situation même où le conditionnement semble s’imposer à elle. Le connaissant n’est pas parfait tant qu’il ne contemple pas l’Absolu dans le conditionné, et le conditionné dans l’Absolu, et cela simultanément. Ainsi, en tant qu’Absolu, Il Se voile à Lui-même dans Son conditionnement ; c’est pourquoi l’Absolu désire ardemment l’union au conditionné. C’est ce à quoi a fait allusion le Sultan des Amoureux (35) par ces vers :
L’Universel cherche l’Universel et s’oriente vers Lui,
Et le limité, par affinité, attire le limité par les brides.
C’est à cette fin que furent envoyés les Messagers, et promulguées les Lois sacrées : pour enjoindre d’employer les médications et les techniques appropriées, dans le but d’éliminer les voiles étendus sur le conditionné par les facultés imaginative et conjecturale, afin que l’Absolu et le conditionné ne fassent plus qu’Un, par cette “unification” relative connue de ceux qui en ont fait l’expérience (36). Les moyens permettant la levée des voiles ne sont autres que les remèdes composés par les Messagers – sur eux la Paix ! – et les Parfaits d’entre leurs héritiers, remèdes que constituent les œuvres adoratives, les ordres et les défenses, les exercices spirituels et les efforts intérieurs (37).
HALTE 86
Lorsque nous parlons de ces degrés, de ces autodéterminations de Dieu – qu’Il soit exalté ! –, on ne doit pas en conclure qu’il y a là limitation et conditionnement. Dieu, dans chaque autodétermination assume un statut où Il se détermine, en sachant qu’Il est illimité et inconditionné et, qu’en Soi, Il est inconditionné dans l’état même où Il assume le conditionnement. Il est simultanément absolu dans Son autoconditionnement, et autoconditionné dans son absoluité. Il est tel que l’exige Son Essence lorsqu’Il est absolu ou S’autodétermine, lorsqu’Il Se dévoile ou Se voile, sans pour autant S’altérer et changer d’état. Il ne revêt pas une autre chose pour abandonner quelque chose qui Lui serait étranger, et ne retire pas quelque chose pour devenir autre que ce qu’Il est. Il est tel qu’Il est dans l’Éternité sans commencement ni fin. Ces autodéterminations, ces altérations et changements apparents dans des formes, ces attributions, surimpositions et relations, ne proviennent que de ce qui nous apparaît de la Réalité et s’en manifeste à nous (38), alors que dans Son Essence, Il subsiste tel qu’Il est avant Son autorévélation et Son apparition. »
Max Giraud
Pour citer cet article :
Max Giraud, « Aperçus sur les rapports entre la Volonté divine et la prédisposition des êtres dans la doctrine de l’Émîr ‘Abd Al-Qâdir », Cahiers de l’Unité, n° 6, avril-mai-juin, 2017 (en ligne).
© Cahiers de l’Unité, 2017