Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
PLAN
[Le noyau traditionnel newar]
Commençons par revenir à la figure du thakâli [le membre le plus ancien d’une lignée]. Il y a de nombreuses circonstances lors desquelles il fait office de prêtre pour la lignée dont il est la tête. Chez les castes inférieures, il exerce souvent cette fonction de façon indépendante. Dans le cas des castes supérieures, son rôle comme prêtre de la lignée est éclipsé par les prêtres de la lignée hindoue, le Guru, le Purohita et le Karmâchârya. Néanmoins, la séniorité prééminente dont il jouit apparaît concrètement dans ses fonctions de prêtre. Ce qui est particulièrement important du point de vue de cette étude est son rôle comme prêtre en chef dans le culte de la pierre en tant que déité lignagère, parce que le Shaktisme newar est aussi centré sur le culte des déités du lignage (kula).
[Le culte des pierres]
Le culte de ces pierres, et bien sûr le culte des pierres comme déités, est un élément caractéristique de la tradition newar, chez les Bouddhistes comme chez les Hindous. Quand le fondateur d’une lignée s’établit dans un espace inhabité, il place une pierre en bordure du terrain, délimitant ainsi l’espace où lui et ses descendants résident. (1) Cette pierre, souvent accompagnée d’autres pierres, dans un petit groupe, est vénérée au moins une fois par an, par ses descendants en tant que leur déité lignagère – digu dyah. En se basant sur les résultats des enquêtes menées jusqu’ici, il ressort que la principale déité adorée dans les pierres par les castes inférieures, c’est-à-dire celles qui ne sont pas habilitées à recevoir l’initiation kaula, est de type masculin. Parmi les lignées de fermiers (jyâpu) à Bhaktapur, on trouve Mahâdeva [Shiva] et Nârâyana [Vishnu], parmi d’autres. Les pottiers adorent Ganesha ; les maçons et les ferronniers (shilpakâr), Vishvakarman ; les métalliers du cuivre et du bronze (tamrakâr), Mahâdeva. Les pierres sont habituellement conservées dans un endroit spécifique où chaque membre de la lignée se rend chaque année. Les pierres dans lesquelles la déité est invoquée peuvent être déplacées, ou bien d’autres pierres peuvent être choisies ailleurs. (2) Pendant le long rituel d’adoration, l’endroit actuel ou le précédent, si la pierre a été transportée, sont mentionnés, ainsi que l’année de son déplacement. Ainsi il est possible de trouver des gens qui connaissent les emplacements des pierres qui datent de plusieurs centaines d’années.
Il est aussi possible de partager la même pierre avec d’autres. C’est ce qui se passe dans le temple de Pûrnachandî à Patan (3), celui-ci et un autre temple, également situé à Patan, ainsi que trois autres à Bhaktapur (4) sont les seuls temples publics ouverts consacrés à la déesse Siddhilakshmî dans la Vallée. Ici elle est représentée par une grande pierre. Quoique la déesse du temple soit communément connue sous le nom de Pûrnachandî, il n’y a aucun doute que la déité dans le temple soit Siddhilakshmî, parce que le tympan porte une représentation de cette déesse. Plus encore, il y a un long hymne dédié à cette déesse, inscrit sur une dalle cimentée dans l’un des murs. Le temple a été construit par les Râjopâdhyâyas de la localité (Valâ). La pierre dans le temple sert en tant que digu dyâh pour un nombre important de familles vivant à Patan, incluant toutes les lignées de Râjopâdhyâyas à Patan. (5)
L’histoire concernant la fondation du temple est toujours transmise dans le lignage Râjopâdhyâya des Valânimâ qui sont parents avec les actuels prêtres de Taleju. (6) Le héros de cette histoire est Vishvanâtha, le fils de Gayahbâjyâ [voir note 6 dans le n° 5]. Il était le purohita et le précepteur tantrique du roi Siddhinarasimhamalla qui a régné à Patan de 1597 à 1619. L’histoire raconte que Vishvanâtha trouva la déesse sous la forme d’une pierre dans la rivière Nakhu, qui, à cette époque, coulait tout près de l’emplacement actuel du temple. On dit que l’étang voisin est un vestige de la rivière. Vishvanâtha et un certain Pûrnânanda Svâmî, qu’on dit être venu du Bengale, érigèrent ce temple avec l’aide du roi Malla et d’autres patrons-protecteurs. Tous les Râjopâdhyâyas de Patan viennent à ce temple et accomplissent la digupûjâ en même temps que leurs rites de passage smârta, notamment quand leurs fils reçoivent le cordon sacré (vratabandha), et quand ils se marient. C’est en ces seules occasions qu’ils pratiquent le culte de leur digu.
Un nombre important de personnes, dont beaucoup venant de Katmandou, mais dont les ancêtres vivaient à Patan, se rendent à ce temple pendant la période où la pierre est adorée, pour accomplir des rites, utilisant la pierre du temple comme substitut de leurs propres pierres digu. Une recherche a montré qu’au moins la moitié des familles des castes supérieures de Patan adore leur digu ici. (7) Le nombre des gens qui utilisent ainsi la pierre est si grand pendant la période de la digupûjâ qu’ils doivent souvent attendre leur tour un long moment, et quand c’est à eux, ils ont à peine le temps d’effectuer une courte digupûjâ. Les animaux qui sont habituellement sacrifiés peuvent être cuisinés et mangés dans une des deux chambres d’hôtes installées juste à côté à cet effet. Ceci apparaît comme un cas unique.
Il y a de nombreux exemples de temples contenant des pierres qui servent de substitut aux pierres digu. Mais normalement dans de pareils cas, les pierres digu originales sont situées ailleurs. Cette alternative est mise à la disposition des familles qui sont éloignées de leur foyer d’origine où est située leur digu, et pour lesquelles il est difficile de se rendre sur place pour effectuer le rite. Pûrnachandî/Siddhilakshmî joue un rôle similaire, avec la différence importante que, dans la forme de la pierre, cette déesse agit directement comme leur digu pour ces familles qui n’ont pas d’autre pierre.
Il y a une ancienne inscription sur le mur du temple qui atteste que le temple a bien été construit pendant le règne de Siddhinarasimhamalla. Cela signifie que cette pratique unique ne peut pas être antérieure à la moitié du XVIIe siècle, à moins qu’il y ait eu d’autres pierres de ce genre, ou bien que naturellement celle-là même fut utilisée à cet effet. Si la légende relatant la découverte de la pierre dans la rivière Nakhu est vraie, alors la seconde hypothèse peut être écartée.
Tout ceci est possible parce que la pierre digu est seulement un lieu temporaire pour la déité lignagère. D'ailleurs le préliminaire essentiel à la digupûjâ consiste en l’invocation de la présence de la déité lignagère dans la pierre, ce qui peut être effectué même quand la pierre est déjà « occupée » par une autre déité. En fait, les Newars invoquent fréquemment la présence des déités dans des objets variés, incluant des diagrammes rituels, des jarres et d’autres ustensiles utilisés lors du rituel, dans les offrandes sacrificielles, dans le lieu où le rite est effectué, dans le feu sacrificiel, et en eux-mêmes en tant que prêtres (8), ainsi que dans d’autres personnes. Il arrive même que les déités soient invoquées dans des représentations d’autres déités (9). Malgré les nombreuses controverses à ce sujet, après une étude des rituels concernés (10) et une enquête approfondie, il n’y a aucun doute sur le fait que les castes supérieures invoquent leur déité lignagère dans la pierre digu. (11) Une ou plusieurs représentations de cette déesse (yantra et/ou représentation) sont normalement gardées dans le temple tantrique qui est soit un bâtiment séparé (âgañchem) soit, plus fréquemment, une pièce dans la maison (âgañkuthi) réservée à cet effet.
[Le culte des ancêtres]
Le principal officiant pour le rituel est l’aîné de la lignée – le thakâli. S’il n’est pas initié ou s’il n’en est pas capable, le rite peut être effectué par un autre membre âgé de la famille. Mais si personne n’a été initié, cela doit être nécessairement fait par le prêtre, qui peut être un brahmane, ou plus fréquemment pour ce type de rituels, un Karmâchârya.
Comme je l’ai déjà signalé, ceux qui appartiennent aux castes inférieures qui ne sont pas autorisés à recevoir l’initiation tantrique, adorent des déités non tantriques (et dans certains cas Bhairava) dans la pierre digu. Les rituels peuvent aussi être effectués pour eux par un Karmâchârya ou un brahmane, mais habituellement ils le font eux-mêmes. Même s’ils n’ont pas reçu l’initiation d’un brahmane, ils ont aussi une pièce ou un autel où la représentation de la déité est gardée. Mais dans de nombreux cas l’identité de la déité n’est pas aussi scrupuleusement tenue secrète qu’elle le serait au sein des castes supérieures.
Je crois que tous ces faits ont un sens si on part du postulat de l’existence d’un ou de plusieurs substrats traditionnels antérieurs à l’introduction du Bouddhisme et de l’Hindouisme. On peut discerner la forme de ce noyau traditionnel, au moins jusqu’à un certain point, en examinant les pratiques et les croyances qui ne peuvent pas être repérées dans les textes sanscrits, bouddhistes ou hindous, c’est-à-dire celles qui ne sont pas hindoues. Cela n’exclut pas, évidemment, d’autres influences possibles, mais celles-ci sont mineures comparées à celles venant de l’Inde. À bien des égards, la société, la culture et la tradition des castes de fermiers (jyâpu, maharjan) semblent beaucoup plus coïncider avec cet ancien noyau, malgré le processus de sanscritisation [d’« hindouisation »] effectué pendant de nombreux siècles. Comme l’écrit Gellner :
« Il est remarquable que, quoique presque tous les autres sous-groupes de castes newars possèdent un mythe qui situe leur origine ailleurs, habituellement en Inde, les Maharjans n’aient pas ce type de mythe. Même au niveau de la sous-caste à l’intérieur d’une ville, on ne trouve pas ce type de mythe. De manière distincte de cela, des lignées spécifiques ont souvent bien sûr des traditions qui retracent leurs migrations à partir d’un endroit différent vers la Vallée. Ainsi, en ne déclarant pas venir d’ailleurs, les Maharjans ont été considérés comme les véritables autochtones. Ceci a conduit quelques observateurs à les considérer comme les habitants d’origine de la Vallée et à rechercher des survivances anciennes dans leurs pratiques sociales et culturelles. » (12)
Cette ancienne tradition semble avoir été fortement axée sur le culte des ancêtres qui était basé sur la croyance que les hommes et les femmes acquièrent un statut divin à mesure qu’ils vieillissent. En conséquence, les Newars continuent d’effectuer trois rites de passage successifs (appelés burâ jamkwa) tous les dix ans à partir du moment où ils atteignent l’âge de 77 ans, 7 mois, 7 jours, 7 ghatî (environ 2 heures) et 7 palas (environ 2 minutes). Après ce rituel une personne « quitte le monde des humains pour celui des dieux ». (13) Si la personne vit jusqu’au troisième rite de passage, elle est considérée comme pleinement déifiée. Ainsi le tout premier membre du clan était le plus âgé, et donc le plus divin. Je pense, quoiqu’aucune trace immédiatement apparente de cette croyance n’ait survécu, qu’il était la déité originelle dont la présence était invoquée dans la pierre digu. (14) Que cela soit vrai ou faux, il ne peut y avoir de doute sur le fait qu’à l’origine cette tradition était domestique. L’unité domestique n’était pas la famille ni même la famille étendue, comme en Inde, mais le phuki – le groupe des familles patrilinéaires, reliées de façon proche. Je présume que les prêtres des phukis étaient les membres les plus âgés. Ils effectuaient les rites de passage pour les membres du phuki ainsi que le culte des déités du phuki. (15)
Une autre caractéristique importante de cette tradition qui a survécu est le culte des protecteurs. Ils sont les formes originelles des Ganeshas qui protègent chaque localité, des Bhairavas qui protègent des villes entières ou des villages, ou de larges portions de ceux-ci, des Mères qui entourent les habitats, et d’autres encore. Comme les déités digu, ils ont des homologues iconiques qui sont habituellement gardés à part, sauf en certaines occasions quand les deux sont apportés ensemble. En langue newar, les Bhairavas et les Mères sont en général désignés comme Âju (littéralement « grand-père ») et Âjimâ (littéralement « grand-mère »), impliquant, il semble, que certains d’entre eux au moins, sont considérés avoir été originellement des humains déifiés. D'ailleurs, selon la légende newar, certains Bhairavas sont originellement des rois qui, comme déités, poursuivent la fonction royale qu’ils effectuaient en tant qu’humains protégeant leur peuple. (16)
Tous ces êtres étaient et sont toujours adorés dans des pierres. Le nom sanscrit pour de telles pierres est, de manière appropriée, pîtha, qui signifie littéralement « siège », tandis que les pierres digu (qu’on ne mentionne jamais comme pîtha) marquent originellement l’emplacement du phuki, qu’elles sont transportables et ont une origine humaine, les pierres pîtha marquent et dessinent l’espace commun pour la communauté comme une totalité. Elles n’ont pas été placées dans l’endroit qu’elles occupent, mais elles y ont été découvertes. Elles protègent des espaces de taille plus ou moins importante selon leur statut, leur fonction et localisation, les trois étant interdépendants. Ainsi quelques-unes marquent et protègent des endroits qui, ensemble, recouvrent toute la Vallée. D’autres protègent des villages, des quartiers de villes, des routes, des carrefours, des maisons, des jardins, et même des décharges d’ordures. On rencontre ce type de pierres partout, à la fois à la campagne et dans les endroits peuplés – où elles sont particulièrement abondantes. Ces pierres sont, et doivent être, adorées par ceux qui habitent près d’elles. De temps en temps, les habitants d’une ville ou d’un village décident qu’ils devraient adorer toutes les pierres dans lesquelles des déités ou d’autres êtres résident. Quand ceci a eu lieu à Patan en 1989, Niels Gutschow a dénombré 442 d’entre elles. (17)
Un indice important sur la manière dont cette tradition ancienne était centrée sur le culte de ce type de pierres, est inclus dans les traditions sanscrites de l’Inde, à fois dans l’Hindouisme et le Bouddhisme, il s’agit du rituel qui a lieu quand les homologues iconiques des pierres sont apportés à celles-ci. Ce rite est essentiellement une forme d’installation (prânapratishthâ) de la déité dans la pierre et dans l’image de la déité, suivi par le culte d’adoration. Nous sommes témoins ici de la symbiose des deux traditions. La pierre tire sa force vitale (prâna) de la représentation, et la représentation la tire de la pierre. Par conséquent, les deux doivent, au moins de temps en temps, être adorées ensemble. Cela peut se produire seulement une fois par an ou plus fréquemment, selon la tradition. Dans le cas de la déesse royale Taleju, la pierre qui est la digu des rois Malla (appelée Dvimmâju) doit toujours être adorée en même temps que sa forme iconique équivalente, et vice versa, même pendant les rites quotidiens (nityapûjâ). Ces rituels impliquent toujours l’invocation de la déité (âvâhana) qui peut être considérée, à certains égards, comme étant une forme réduite du rite d’installation pleinement développé. Nous observons de cette façon comment les mantras sanscrits, et particulièrement les puissants mantras tantriques utilisés dans ce type de rites, rattachent à l’Hindouisme les anciennes formes aniconiques, et comment ces dernières sont réaffirmées dans leur fonction en contribuant avec leur énergie à l’investiture des déités desquelles ces mantras tiennent leur origine. De la sorte, les anciens gardiens des Newars deviennent les préposés des déesses tantriques des castes supérieures en les investissant, alors même qu’ils sont investis par elles pour remplir leurs fonctions de protecteurs du lieu et du lignage.
Mark G. Dyczkowski
(À suivre)
Taleju
Torana du temple de Taleju à Patan
Pour citer cet article :
Mark S. G. Dyczkowski, « Le culte de la déesse Kubjikâ », Cahiers de l’Unité, n° 6, avril-mai-juin, 2017 (en ligne).
© Pour la traduction française, Cahiers de l’Unité, 2017