Numéro 17
Janvier, février, mars 2020
édition brochée, 218 illustrations et photographies, couleur, papier couché 120 g, format 19x25, 112 p.
44 €
Revue d'études des doctrines et des méthodes traditionnelles
Cahiers de l’Unité
PLAN
[Les sources du Tantrisme newar]
[L’origine géographique du culte de Kubjikâ]
[Interrelations des expressions doctrinales et rituelles des cultes tantriques]
[Les sources du Tantrisme newar]
Les sources de l’histoire du développement de ces formes de Tantrisme chez les Newars de la Vallée de Katmandou incluent les sources communes de n’importe quel aspect de l’histoire népalaise, à savoir : inscriptions, chroniques, registres des concessions de terrains, transactions commerciales, entreprises fiduciaires (guthis) et colophons de manuscrits contenant des dates ou des références datables. Mais une source particulièrement importante et encore pratiquement intacte est composée des innombrables travaux liturgiques (paddhati, pûjâvidhi) que les Newars ont écrits pour réguler, en partie au moins, leurs très nombreuses et souvent vastes procédures rituelles ésotériques. En fait, parallèlement aux recherches ethnologiques et historiques, une étude de ces textes, menée conjointement avec les Tantras qui sont leurs principales sources littéraires, est essentielle pour comprendre la forme spécifique que le Shâktisme newar a adopté depuis un millénaire, après son introduction dans la Vallée en provenance de l’Inde.
Ces textes hindous, pour ce qui concerne cette étude (mon sujet ne concerne pas le Bouddhisme newar), peuvent en général être classifiés en trois types de base :
1) Les liturgies qui sont entièrement élaborées avec des matériaux tirés de sources tantriques, c’est-à-dire de textes écrits en sanscrit appelés Tantras, ou de noms synonymes de ce terme.
2) Les liturgies qui contiennent, habituellement à des degrés très modérés, des passages tirés des Vêdas, et qui, comme y insistent les brahmanes newar, ne peuvent être récités que par eux. Ceux-ci sont importants, mais peu nombreux.
3) Les liturgies qui contiennent, à des degrés divers, des matériaux tirés d’autres sources qui ne sont pas sous forme écrite. Celles-ci incluent un immense éventail d’activités rituelles qui semblent venir d’un « substrat » local. Il convient de noter que très peu d’entre elles, sous leur forme actuelle, sont intrinsèquement intelligibles. Lorsque des paroles sont prononcées, l’orateur utilise une langue qui n’est pas locale, à savoir le sanscrit, même s’il est généralement assez altéré, et qu’il n’est pas rare qu’il soit mélangé avec du newari. Pour éviter le terme « tribal » qui est controversé, on pourrait qualifier ces sources simplement de non sanscrites.
Dans un souci de clarification, il est utile de souligner qu’il y a aussi une grande part de l’activité rituelle qui se déroule « sans livre », comme disent les Newars. Celle-ci peut être aussi sanscrite à des degrés variés dans le sens où elle est guidée par les notions traditionnelles et un panthéon communs aux Hindous à travers l’Asie du Sud et/ou reliée à des formes du sacré qui sont locales et, donc, non sanscrites. Bien que cette activité rituelle non écrite soit importante, et qu’elle constitue une partie considérable de l’activité rituelle pratiquée par les Newars, celle qui est réalisée « avec un livre » est considérée comme plus puissante, quels que soient les élément non sanscrits qu’elle contienne.
[Les liturgies]
Si nous examinons ces liturgies en se référant à la classification schématique en trois parties que nous avons esquissée plus haut, nous remarquons que la structure basique, même pour les liturgies de la troisième catégorie, est celle qui est élaborée de façon la plus cohérente et la plus systématique dans la première catégorie, à laquelle appartiennent les liturgies entièrement constituées à partir des matériaux tirés des sources tantriques. Ainsi, de manière tangible et directe, le Tantrisme sert de véhicule de sanscritisation au cœur même de la culture newar, si radicalement ancrée dans une tradition qui est ritualiste dans une large mesure. C’est de cette façon, mais aussi autrement, notamment par son art, que le Tantrisme représente une composante omniprésente de la culture newar. Pour les Newars de caste supérieure, à des degrés qui varient proportionnellement à mesure qu’on descend dans la hiérarchie du système de castes newars, pour autant que le degré d’accès à ces rites soit une mesure du statut de la caste, les rites tantriques ésotériques se combinent avec des rituels domestiques incluant, comme nous l’avons vu, les rites de passage smârta et le culte des déités lignagères (digu dyah). Ils représentent également un élément immuable des fêtes officielles locales. Dans les deux cas, ils remplissent la fonction essentielle de les dynamiser de l’intérieur pour les rendre efficace.
Cette dimension sanscrite ésotérique de la culture traditionnelle newar est plus développée parmi les Newars des castes supérieures parce que ce sont les seuls autorisés à recevoir l’initiation qui leur permet d’effectuer et de suivre les rituels purement tantriques sous leur forme la plus complète, c’est-à-dire appartenant à la première catégorie. Les membres des fractions supérieures des basses castes ont accès à de tels rituels, bien que ceux-ci soient centrés sur des déités qui sont au service des déités ésotériques des castes supérieures (1). En outre, quand on descend dans la hiérarchie, les rituels ont tendance à contenir, comme on pouvait s’y attendre, des proportions plus importantes d’éléments non sanscrits. Même si ceux-ci ne sont pas notables dans les rituels ésotériques tantriques des castes supérieures, ils sont présents dans certains rites tantriques occasionnels plus élaborés, même chez les brahmanes newars.
Une autre caractéristique distinctive de la voie ésotérique des castes supérieures en relation avec la tradition plus exotérique des castes inférieures est que la première est centrée sur le culte des déesses, alors que la tradition correspondante des castes inférieures se focalise davantage sur leur équivalents masculins. Je dois souligner le fait que je mets en contraste la voie ésotérique des castes supérieures dont l’accès ne peut se faire que par l’initiation avec celle des castes inférieures qui ne sont généralement pas autorisées à recevoir de telles initiations.
[Les Tantras Kaula]
Plutôt qu’examiner le développement du Tantrisme newar tel qu’il a évolué entre les mains des Newars eux-mêmes comme le reflètent leurs travaux liturgiques, je souhaite à la place explorer certains développements et éléments marquants des traditions expressément tantriques que sont leurs sources sanscrites originelles les plus fiables. Pour cela, je me concentrerai d’abord sur les Tantras et les documents connexes relatifs à la première période du développement du Tantrisme Kaula, c’est-à-dire la période antérieure au XIIIe siècle de notre ère. (2) En effet, car même si les Newars ont continué à absorber des formes tantriques du Nord de l’Inde pendant toute la période de développement du Tantrisme hindou, en particulier shâkta, de cette région, les traditions tantriques de cette première période, axées sur les déesses Kubjikâ, Kâlî et Tripurâ, sont demeurées de loin leurs sources principales. (3)
Parmi ces trois déesses, deux sont particulièrement importantes. La première c’est Kubjikâ car, selon les travaux sur le terrain réalisés jusqu’ici, elle semble être la déesse de la plupart, si ce n’est de l’ensemble, des prêtres des castes supérieures des Newars hindous. À Bhaktapur, cela ne fait aucun doute. C’est probablement pour cette raison, et dans la mesure où ce sont les prêtres qui ont élaboré les liturgies, que Kubjikâ opère, d’innombrables manières qui font toujours l’objet de recherches, comme le centre d’énergie du panthéon shâkta ésotérique newar. (4)
L’autre déesse, c’est Kâlî. Bien que les déesses aient de nombreuses formes, comme c’est le cas en général pour les déités d’Asie du sud, certaines des formes de Kâlî ont des identités particulièrement bien définies. Trois d’entre elles jouent un rôle important dans le Shâktisme ésotérique newar. Il s’agit de Dakshinakâlî, Guhyakâlî et Siddhilakshmî. (5) Les deux dernières, en particulier, sont si bien définies, que, même si elles sont toutes les deux des formes de Kâlî, elles possèdent, elles-mêmes, de vastes Tantras séparés d’où sont tirées les bases de leurs cultes, c’est-à-dire leurs mandalas et leurs mantras. Ces Tantras sont respectivement le Guhyakâlîtantra (6) avec le Mahâkâlasamhitâ (7), et le Jayadrathayâmala (8). L’une des deux, Siddhilakshmî, jouit d’une place d’honneur spécifique en tant que la déesse lignagère secrète des premiers rois Malla, connue par le public comme Taleju. (9) Il est intéressant de noter que même dans le cas du culte de la déesse Siddhilakshmî, malgré son rôle central dans le Shâktisme newar, à la fois dans ses formes les plus ésotériques et dans ses manifestations publiques, dans lesquelles elle apparaît en tant que Taleju, la déesse Kubjikâ opère, comme ailleurs dans le vaste ensemble du Shâktisme newar, en tant que principale source de pouvoir dans de nombreux contextes rituels très secrets, et de là particulièrement puissants. Un exemple de ce processus est la relation secrète que les prêtres de Taleju établissent entre les deux déesses. C’est cette relation et cette identification, rituellement divulguée aux moments principaux du cycle liturgique, qui maintient la puissance de la déesse royale. Ainsi, la source du pouvoir, et en fin de compte, l’identité la plus fondamentale de Siddilakshmî – la déesse lignagère du roi – est Kubjikâ, la déesse lignagère de son prêtre
[L’origine géographique du culte de Kubjikâ]
Malgré son importance véritablement extraordinaire pour les Shâktas newar, la déesse Kubjikâ, contrairement aux déesses populaires Kâlî et Tripurâ, est pratiquement inconnue en dehors des cercles de ses initiés newars de la Vallée de Katmandou. Néanmoins, les Tantras Kaula concernés par son culte sont nombreux et conséquents, comme il convient pour une déesse à qui on a donné une telle importance. Qu’elle soit pratiquement ignorée totalement en dehors du Népal ne veut pas dire que Kubjikâ est une déesse népalaise. Les Newars ont été, de façon surprenante, prolifiques comme compilateurs de travaux liturgiques pour leurs propres rituels, mais il y a jusque-là peu de preuves qu’ils aient rédigé des Tantras eux-mêmes. (10) À partir des études réalisées jusqu’ici, il apparaît que pratiquement tous les Tantras, très nombreux, mentionnés dans les manuscrits au Népal ont été copiés et apportés de l’extérieur de la Vallée de Katmandou. En dépit d’une géographie sacrée très abondante dans les Tantras de Kubjikâ, le Népal est rarement cité. Par ailleurs, d’innombrables références dans les textes indiquent que Kubjikâ était originellement une déesse indienne. Les Tantras de Kubjikâ, en particulier, font fréquemment référence à elle en tant que la déesse du pays de Konkana qui correspond à la longue bande de terre située entre la chaîne de montagnes des Ghats occidentaux et la mer d’Arabie, et, de manière encore plus spécifique, à sa relation avec la cité de Chandrapura. Parmi les nombreux lieux sacrés de la déesse en Inde évoqués dans ses Tantras, seule Chandrapura est identifiée comme le foyer (veshman litt. « maison ») de la transmission [initiatique] de l’Ouest, qui est celle du culte de Kubjikâ. Le passage cité ci-dessous va même jusqu’à identifier ce lieu avec le mandala de la déesse, sa demeure la plus privée :
C’est, en effet, la Maison de l’Ouest (veshman) appelée la Cité de la Lune (Chandrapura). C’est le premier mandala et (la source première de) l’autorité pour (les initiés) qui récitent les mantras. (11)
Nous savons que deux Chandrapura correspondent aux descriptions trouvées dans les textes. L’une était une ville importante dans ce qui est maintenant le district de Garwal dans l’Himalaya occidental. À proximité se trouve une montagne appelée Chandraparvata. En outre, ces deux endroits se trouvent approximativement à l’ouest du Mont Kailash, qui est l’emplacement où ces lieux sont situés par le Kubjikâmatatantra (KMT), le plus ancien Tantra, source du culte de Kubjikâ. (12) Sur cette base et sur d’autres références, et du fait des nombreuses associations de la déesse avec des montagnes, j’ai exprimé l’opinion dans une précédente publication que Chandrapura était située quelque part dans l’Himalaya (13). C’était aussi l’opinion de Goudriaan (14) mais pas celle de Schoterman (15) qui préfère la localisation dans le Sud de l’Inde détaillée ci-dessous.
L’autre Chandrapura est située à Goa, l’ancien royaume de Konkana. À présent il est appelé Chandor, et c’était la capitale des Shilâhâras qui ont régné sur ce territoire au IVe siècle de notre ère. Au début du XIe siècle, les Kadambas de Goa sous le règne de Shâshthadeva (c. 1005-1050 apr. J.-C.) étendirent leur autorité sur la totalité de Goa, vainquant les Shilâhâras. Ils déplacèrent la capitale de Chandrapura (Chandor) à Goapurî (Goa Velha) aux alentours de 1052. (16) Le passage suivant issu du chapitre 43 du Shatsâhasrasamhitâ confirme la relation entre Chandrapura et les rois Kadamba. Le passage parle d’une figure fondatrice appelée Siddhanâtha (désignée de différentes façons dans le texte : Oddîsanâtha, Tushnînâtha et Kûrmanâtha) et de son apparition dans la cité de Chandrapura, de laquelle parle le Tantra :
Il y a là une cité appelée Chandrapura (la Cité de la Lune) avec (de nombreux) habitants, située sur un vaste et beau rivage de la mer occidentale dans la forêt auspicieuse au bord de la mer, dans le grand pays appelé Konkana. (17)
Le texte continue :
Le roi était appelé ici Chandraprabha et il appartenait à la dynastie des Kadambas. Tel le roi des dieux, il était le souverain de tous les mondes. (18)
Le texte poursuit en relatant comment le roi reçut l’initiation du sage qui lui enjoignit de s’assurer que tous ses sujets suivissent la même voie. Ainsi, le Tantra présente Kubjikâ comme une déesse du culte royal, et elle est, en effet, l’une des déesse royales des Newars. Il semble qu’il y ait peu de raison de mettre en doute qu’à un certain moment, pendant le premier développement de cette voie ésotérique, Kubjikâ était une déesse du Sud de l’Inde. (19) Cependant, cette Chandrapura du Sud de l’Inde peut ne pas avoir été la demeure originelle de la déesse. Le plus ancien Kubjikâmatatantra (KMT) fait bien référence au pays de Konkana, mais ne souligne pas son importance de manière emphatique comme c’est le cas dans les Tantras de Kubjikâ plus récents. En fait, comme Heilijgers-Seelen (20) le fait remarquer : « les textes eux-mêmes sont contradictoires sur la question du lieu d’origine du culte de Kubjikâ, mais le texte de base [c’est-à-dire le KMT] semble situer l’endroit quelque part dans l’Inde du Nord, dans les régions occidentales de l’Himalaya. » Les Tantras postérieurs, à savoir le Shatsâhasrasamhitâ et le Manthânabhairavatantra, en revanche soulignent de façon répétée la relation entre Chandrapura et Konkana. Ces faits semblent indiquer que le culte de Kubjikâ était, comme le dit Goudriaan, « originellement situé dans la région himalayenne » (21). Ensuite, sans doute peu après sa naissance (probablement dans la seconde moitié du Xe siècle), le centre du culte se déplaça vers les régions côtières du Centre-Ouest de l’Inde où, par un heureux hasard ou selon un dessein, une autre Chandrapura était située. Que le culte fût déjà établi en Inde centrale au XIe siècle avec son centre dans cette Chandrapura, est corroboré par l’inscription suivante au Karnataka (Nelamangala tâluka) datée de 1030 apr. J.-C. commémorant la fondation du temple de Siddheshvara :
Au pied d’un arbre merveilleux à Chandrapurî, [qui est] situé près de l’océan occidental, Âdinâtha est installé. Simplement en se remémorant ses pieds de lotus parfaits, les effets résiduels des actes commis dans les vies passées sont détruits. Son disciple … était Châyâdinâtha [« l’Ombre d’Âdinâtha. » Son disciple était Stambhanâtha]… Son fils, versé dans la signification du Kâlâgama [Kulâgama], était le yati Dvîpanâtha… Son disciple était né Mauninâtha munipa. Le porteur des derniers commandements était Rûpashiva [le prêtre en charge du temple] … dévot du Shaivâgama. (22)
Il est possible que le Rûpashiva mentionné dans cette inscription soit le même Rûpashiva qui a écrit, ou compilé, un commentaire sur des parties du Shatsâhasrasamhitâ et du Manthânabhairavatantra. Si c’est le cas, nous savons à partir du colophon de son œuvre qu’il a résidé à un certain moment au Cachemire (23) et a reçu l’initiation à Pravarapura (actuellement Shrinagar) où, comme le colophon l’affirme, « le vénérable Vitastâ rejoint les Hindous ». (24) Quoique le culte de Kubjikâ ne fût pas populaire au Cachemire, il y a des preuves attestant de sa présence dans la première moitié du XIe siècle (25) Nous devons être prudents néanmoins en faisant cette identification parce que le Shatsâhasrasamhitâ et le Manthânabhairavatantra eux-mêmes ne peuvent pas être datés d’avant le début du XIe siècle puisque tous les deux font apparemment référence aux grandes invasions musulmanes. Ainsi, le dernier texte stipule que le démon Râvana s’incarna dans cet Âge des Ténèbres (kaliyuga) et descendit sur la rive de l’Indus (26). C’est peut-être une référence à la conquête du Punjab par Mahmûd de Ghaznî qui se déroula dans le premier quart du XIe siècle. (27) Le Shatsâhasrasamhitâ ajoute que, dans cet Âge des Ténèbres, « les kshatriyas, bien que vaincus dans la bataille, agiront comme s’ils étaient [encore] puissants ». (28) Nous pouvons accepter cette date précoce pour le compilateur du commentaire et l’identifier avec le Rûpashiva de l’inscription, en supposant que le premier développement des Tantras de Kubjikâ (et la littérature associée) se soit déroulé sur une période de temps relativement courte et qu’il s’est aussi répandu rapidement. C’est peut-être une des raisons de la confusion entre les deux Chandrapura dans les textes. Mais quant à savoir si le culte de Kubjikâ a été introduit au Népal à partir de la région de l’ouest de l’Himalaya comme l’affirme Heilijgers-Seelen (29), ou non, c’est le sujet d’une autre recherche.
[Interrelations des expressions doctrinales et rituelles des voies tantriques]
De nos jours, presque tous les manuscrits des Tantras de Kubjikâ et les travaux associés se trouvent au Népal ou sont d’origine népalaise. Le texte dont nous possédons de loin le plus grand nombre de manuscrits est le Kubjikâmatatantra (KMT). Soixante-six manuscrits, complets et fragmentaires, ont été trouvés et examinés par les éditeurs du KMT. Ce chiffre est vraiment démesuré, quel que soit le texte, en particulier tantrique, et donne encore une autre mesure de l’immense popularité et de l’importance du culte de Kubjikâ chez les Newars. Tous ces manuscrits, à part un qui est écrit en ancien Maithili ou Gaudî, (30) semblent être d’origine népalaise. Le plus ancien de ces manuscrits est une recension du KTM appelé Laghvikâmnâya copié par Suharshajîva pendant le règne de Lakshmîkâmadeva (1024-1040 apr. J.-C.). (31) Le colophon d’un manuscrit d’un autre Tantra de Kubjikâ, le Kularatnoddyota, nous informe que le manuscrit original à partir duquel il a été copié, a été transcrit par un certain Vivekaratna qui est venu dans la Vallée (nepâladesha) et a vécu à Katmandou pendant le règne de Harshadeva, (32) dont on pense qu’il a gouverné entre 1085 et 1099 apr. J.-C. (33) Ainsi, nous pouvons dire sans risque d’erreur que le culte de la déesse Kubjikâ n’a pas seulement atteint la Vallée au début du XIe siècle mais qu’il y était déjà partout développé. À ce propos, il est intéressant de noter qu’il ressort de la forme du nom de Vivekaratna que c’était un renonçant. Ainsi, comme nous l’avons vu, bien que les brahmanes Râjopâdhyâya soient devenus le centre et l’élément principal du réseau ésotérique du Shâktisme tantrique newar, cela ne veut pas nécessairement dire qu’ils en aient été les propagateurs originels dans la Vallée de Katmandou. Malgré tout, ils ont pu jouer un rôle important dans sa diffusion, comme ils l’ont certainement fait dans son application et son adaptation à la vie traditionnelle et culturelle newar. (34)
Jusqu’ici, il n’y a pas de preuve de l’existence du culte de Tripurâ dans la Vallée à cette époque. La raison pourrait bien en être simplement le fait que le culte ne s’était pas encore suffisamment développé en Inde. Les premiers manuscrits des Shaivasiddhânta Âgamas et Pañcarâtrasamhitâs établissent que les cultes tantriques de Shiva et Vishnu prescrits par ces écritures existaient en même temps que leurs équivalents purâniques qui s’en inspiraient largement. Ces formes de Tantrisme continuent d’être populaires dans l’Inde du Sud, mais ont laissé la place au Tantrisme Kaula au Népal. Les Tantras de Bhairava, une autre catégorie importante des premiers Tantras shivaïtes, sont illustrés par les manuscrits (maintenant exclusivement népalais) du Brahmayâmala et du Shrîtantrasadbhâva. Bien que ces textes énoncent les préceptes des cultes de Bhairava, ils sont remplis de rituels centrés sur l’adoration des déesses qui sont les parèdres de Bhairava. C’est ainsi, mais aussi par de nombreux autres aspects, qu’ils représentent un point de transition entre les premiers cultes shivaïtes et les cultes shâkta plus récents. (35) Le Jayadrathayâmala, auquel nous avons déjà fait référence comme étant le Tantra de base du culte de Siddhilakshmî, se considère lui-même comme une partie de la tradition de Bhairava. (36) Et le Shrîtantrasadbhâva, comme nous le verrons, est une source importante pour la tradition de Kubjikâ.
Le Shrîtantrasadbhâva est un Tantra du Trika, c’est-à-dire que, même si c’est un Tantra de Bhairava comme le sont tous les autres Tantras du Trika qui sont encore existants ou que nous connaissons à partir des références, il décrit et confère une importance spéciale au culte d’une Triade (ce qui est le sens littéral du mot « Trika ») de déesses, à savoir, Parâ (litt. Suprême), Parâparâ (litt. Suprême et Non-Suprême) et Aparâ (litt. Non-Suprême), qui sont adorées avec leurs consorts les Bhairavas Bhairavasadbhava, Ratishekhara et Navâtman, respectivement. (37) A. Sanderson définit succinctement le terme Trika de la façon suivante :
Par le terme Trika je veux dire une entité d’un point de vue rituel plutôt que doctrinal. Je fais référence au groupe des cultes tantriques shivaïtes avec un système commun ou « panthéon » de déités-mantra. Le noyau distinctif de ce panthéon (yâgah) est constitué des trois déesses Parâ, Parâparâ et Aparâ, et les deux déités de l’alphabet Shabdarâshi[-bhairava] (aussi appelée Mâtrikâ[bhairava]) et Mâlinî.
De manière significative A. Sanderson cite un verset d’un Tantra de Kubjikâ, le Kularatnoddyota, que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner plus haut, pour appuyer son point de vue. (38) Les mantras des trois déesses sont indiqués dans le KMT, (39) tandis que Kubjikâ, elle-même, est parfois identifiée avec Siddhayogeshvarî, la principale déesse du système du Trika du Siddhayogeshvarîmata, une des principales autorités pour le Trika shivaïte cachemirien. (40) Dans le passage cité ci-dessous, Kubjikâ est assimilée avec les trois déesses dans la forme d’Aghorâ, Ghorâ, et Ghoratarâ. Le Mâlinîvijayatantra, une autre autorité importante pour les Shivaïtes du Trika cachemirien, les considèrent comme des hôtes de l’énergie émises par les déesses du Trika. (41) Le passage est tiré du Manthânabhairavatantra :
Je salue la vénérable (déesse) appelée Kujâ qui, résidant dans sa propre Roue, est perpétuellement conjointe (avec le Principe suprême), Elle qui est Ghorâ, Ghoratarâ et Aghorâ, et est soutenue par la connaissance de Ghora. (42)
Le Shrîtantrasadbhâva est un important Tantra du Trika pour les Shivaïtes [« non-dualiste »] du Cachemire des Xe et XIe siècles. Abhivanagupta, qui appartient à cette période, y fait référence en tant que source du rite d’initiation Kaula que lui a transmis Shambhunâtha. (43) Abhinavagupta le considère comme son maître dans le Shivaïsme du Trika qu’il a utilisé comme point central de sa vaste synthèse des traditions tantriques prédominantes au Cachemire à son époque et qu’il appelle Trika, prolongeant l’usage du terme dans les Tantras. Le Shrîtantrasadbhâva est la source de la forme spécifique des mantras des déesses du Trika mentionnés dans le KMT, qui intègre trois chapitres de ce Tantra. (44) Cette inclusion indique que l’auteur ou les auteurs d’une certaine partie au moins du KMT y avaient accès. Cela suggère qu’il était un initié dans cette voie ou dans une voie initiatique apparentée qui permettait l’accès à ce Tantra. Par ailleurs, cette personne ou ce groupe de personnes ont certainement été influencés par la doctrine du Trika de ce texte. Je me suis penché sur cette question en détails parce que c’est un exemple d’un principe général, à savoir que la plupart, si ce n’est la totalité, des voies tantriques sont constituées à l’origine par des initiés d’autres traditions tantriques. En tant qu’initiés, il est probable qu’ils aient eu une connaissance du pouvoir des mantras les plus importants de ces autres traditions et aient eu naturellement tendance à les inclure dans la voie nouvelle qu’ils élaboraient. Les mantras et les syllabes-germes ont un pouvoir intrinsèque. Ils jouissent de l’existence indépendante et de l’identité des déités, avec leurs attributs et leurs membres, car ils sont effectivement réputés êtres celles-ci. L’intégration de mantras dans une voie est, en effet, équivalente à l’intégration de formes iconiques. De manière similaire, les permutations des seuls mantras sont équivalentes aux permutations de leurs formes iconiques correspondantes.
Aucune tradition tantrique découverte à ce jour n’est exempte de précédents similaires. Le Shaivasiddhânta inclut dans une forme modifiée l’iconographie de Pâshupata et des mantras de Shadâshiva aux cinq faces comme la partie centrale de son noyau originel. (45) Les cultes exposés dans les Tantras de Bhairava empruntent de la même façon au Siddhânta, maintenant ainsi, à des degrés divers, une relation avec lui. Un bon exemple de cela est le culte de Svacchandabhairava qui, bien qu’il soit un culte de Bhairava, est très proche de ceux de Shadâshiva dans les Siddhântâgamas et contient des éléments du Shivaïsme pâshupata. (46) Il semble que ces strates dans la formation du culte aient été perçues à leur façon par les Newars et ait conduit à l’identification de Pâshupati avec une forme de Svacchandabhairava. (47)
Les cultes des Tantras de Bhairava ont inclus au moins deux aspects qui étaient si fortement orientés vers l’adoration des déesses qu’ils étaient plus shâkta (selon la terminologie récente) que shaiva. C’étaient les cultes de Kâlî et ceux centrés sur l’adoration des Trois Déesses. L’étape suivante fut le transfert dans une autre classe de Tantra et de culte. Ce furent les Tantras de Kula qui se sont distingués eux-mêmes de tous les autres types de Tantra en faisant référence à eux-mêmes comme Kaula et aux autres comme Tântrika collectivement. Le Tantra de Kubjikâ représente un point majeur de la transition entre ces deux modalités. Les commandements du culte apparaissent par de nombreux aspects être dans une phase intermédiaire et de médiation entre les deux. Le culte de la déesse Kubjikâ est, comme les Tantras de son culte nous le rappellent inlassablement, pleinement Kaula. Pourtant, ils prennent soin de rappeler le lien avec les premiers Tantras de Bhairava. La déesse et sa tradition est « établie dans la sphère de Shiva » (shâmbhavamandalasthâ). On nous dit souvent que le culte de Kubjikâ se manifeste à la fin de l’âge de Kali. Ceci s’est révélé être une caractéristique si importante du culte de Kubjikâ que le KMT l’a nommé le Pashchimâmnâya, littéralement la « Dernière (ou Finale) Transmission » des cultes Kaula. Malgré cela, l’initié est enjoint de respecter et même d’adorer la « tradition antérieure » (pûrvâmnâya). Ce qui représentait généralement toutes les écoles Kaula antérieures. Celles-ci étaient réputées être les plus anciennes, dont toutes provenaient de Matsyendranâtha et ses six disciples. [48] Comme la tradition s’est développée après la rédaction du KMT, le nom Pashchimâmnâya est resté, mais le mot pashchima en est venu à être compris comme voulant dire « de l’Ouest », ce qui est son autre sens courant. Ce qui a été facilité par le développement du culte parallèle de Kâlî qui fait référence à lui-même comme l’Uttarâmnâya – litt. « Tradition du Nord » ou « Tradition Supérieure », peut-être parce qu’il s’est en réalité développé dans le Nord de l’Inde, particulièrement au Cachemire et dans les régions himalayennes voisines. En se développant, le Pashchimâmnâya a fini par inclure Kâlî à des degrés croissants bien que modérés. (49) Néanmoins, cet élément, avec l’adjonction des cultes de Tripurâ, à une période encore plus récente, (50) ne forme pas une partie du noyau essentiel de la tradition [de Kubjikâ].
La forme que le Tantrisme a pris chez les Newars dans la Vallée de Katmandou est réellement pertinente pour notre étude, non seulement parce que Kubjikâ, qui est le sujet principal de cet article, est devenue centrale et fondamentale pour le Shâktisme newar tout entier, mais parce que le Shâktisme newar est le développement historique direct (quoique, bien sûr, pas le seul possible) des processus de synthèse qui étaient déjà en œuvre dans le développement des Tantras et de leurs cultes.
Dans le reste de cet article, je vais examiner certaines particularités des échanges, influences mutuelles, formes communes et identités spécifiques de ces cultes en relation les uns avec les autres, et de manière propre, qui caractérisent ces processus en action dans les Tantras.
Mark S. G. Dyczkowski
(À suivre)
Représentation de Kâlî
dans le temple de Shyama à Darbhanga dans le Mithila (Bihar)
© Cahiers de l’Unité
Yantra de Dakshinakâlî
Kâlî est noire parce qu’Elle est l’Ultime Réalité dans laquelle toutes les distinctions disparaissent. Sa nudité est le symbole de sa nature absolument inconditionnée (nirguna). Son rire est l’expression de son Infinité par rapport à l’insignifiance de la manifestation universelle. Ses trois yeux représentent les trois fonctions universelles : le principe producteur des êtres manifestés, celui qui les anime et les conserve, et le principe transformateur ; ils correspondent aussi à la transmutation des modes du temps (kâla) dans l’intemporel. Les mains droites de Kâlî donnent la paix (abhaya) et dispensent les influences spirituelles (varada), assurant le Salut ou la Délivrance. Avec son épée, Elle tranche les nœuds des doutes (samshaya), et les huit formes d’illusions : haine, incertitude, peur, honte, médisance, conditionnement, arrogance, et vanité. C’est l’épée de la Sagesse et de la discrimination (viveka), qui coupe l’ignorance et le mensonge. La tête fraîchement tranchée d’un démon qui pend dans sa main gauche représente l’ego, l’identité apparente, et les limites qui emprisonnent la pensée. Sa ceinture de bras coupés représente la versatilité des êtres. La guirlande de cinquante têtes est le symbole des cinquante lettres de l’alphabet sanscrit (varnamala).
Mahmûd de Ghaznî et Ayaz.
Le sultan est ici à droite, serrant la main du Sheikh, avec Ayaz debout derrière lui. Le personnage à droite est Shah Abbas Ier, qui a régné environ 600 ans plus tard.
(Musée Reza Abbasi de Téhéran)
Siddhalakṣmî
(Ms. népalais : Mânasîvidhânaprâtaḥkṛtyâvidhi)
Navâtmâbhairava
Shiva et Pârvatî au mont Kailash
Râvana
(On remarquera la tête d'âne, symbole de la « contre-initiation »)
Pour citer cet article :
Mark S. G. Dyczkowski, « Le culte de la déesse Kubjikâ », Cahiers de l’Unité, n° 7, juillet-août-septembre, 2017 (en ligne).
© Pour la traduction française, Cahiers de l’Unité, 2017