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BIOGRAPHIE SRÎ AUROBINDO

Une Biographie de Srî Aurobindo (IV)

Srî Aurobindo. Le rebelle et le sage par Luc Venet, 342 pages, Éditions Les Pérégrines, 2020.

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Étude critique 

Sri Aurobindo le rebelle et le sage.jpg
déviation ashram

L’ashram de Pondichéry (suite)

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         Tout au long de la retraite d’Aurobindo, l’ashram de Pondichéry avait connu, comme nous l’avons montré dans la précédente partie de cette étude, une évolution problématique à plusieurs égards, mais qui demeurait encore contenue ; tout se passait comme si l’influence spirituelle d’Aurobindo cohabitait avec les germes de déviation introduits par Mirra Alfassa et son entourage, et les deux éléments pouvaient en quelque sorte être observés de façon simultanée. Ce mélange ne dura pas longtemps après la mort du Maître. Toutes les déviations encore latentes finirent par devenir ouvertement visibles, et les disciples les plus sérieux, spécialement les Bengalis qui avaient souvent été les plus proches d’Aurobindo, refusèrent l’autorité de la « Mère » et de son entourage, quittèrent l’ashram, et se dispersèrent.

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La déviation définitive de l’ashram 

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        L’ashram se mit alors à ressembler de plus en plus à toutes les autres organisations néo-spiritualistes du même type. En dehors des traductions d’Aurobindo, ses publications ne continrent plus que des textes généralement sans intérêt, et les comptes rendus interminables des activités de ses membres : spectacles artistiques beaucoup plus influencés par la mode de l’époque que par l’art traditionnel hindou, créations de manufactures et exploits sportifs… Au nom de la « divinisation du corps », Barbier Saint-Hilaire, secrétaire général de l’ashram pendant dix-huit ans et chargé de son développements économique et scientifique (sic !), fit la promotion des doctrines de l’hygiénisme dont le sport est une des premières applications. Les activités sportives prirent ainsi une place tout à fait extraordinaire au sein de l’ashram : tennis, volley-ball, course à pied, tir à la corde et natation devinrent les principales activités des « disciples » !

       Dans le même temps, le « Centre d’Éducation Sri Aurobindo », qui avait été fondé pour accueillir les enfants des familles bengalies réfugiées à Pondichéry, continua à se transformer en une sorte de centre d’expérimentations pédagogiques, dans lequel se reflétaient de plus en plus les idées alors en vogue en Occident. Les jeunes Hindous scolarisés dans ce centre ne reçurent pas la moindre éducation traditionnelle. Tara Michaël, qui a connu l’ashram dans les dernières années de la vie de Mirra Alfassa, en a témoigné : « Nous nous souvenons de ces jeunes filles indiennes que l’on voyait circuler avec un petit turban sur la tête, une chemisette blanche et un court short kaki leur découvrant les cuisses au lieu de l’habituel sari : c’était une initiative de la “Mère” » (1).

       Le terrain de tennis étant devenu le cœur de l’ashram, où se réunissaient régulièrement ensemble les « disciples » et les élèves du Centre d’éducation, Mirra Alfassa instaura la coutume des « Entretiens du Terrain de jeu ». Ces entretiens formèrent la base de ce qui allait être connu comme son « enseignement ». Durant des heures, elle se livrait à la relecture des évènements de sa vie parisienne et japonaise, puis, poursuivant sur sa lancée, elle se mit à évoquer les souvenirs de ses « vies antérieures » à Venise et en Égypte…. 

           À partir de 1961, Mirra Alfassa commença également à donner d’autres entretiens avec l’un de ses « disciples », Bernard Enginger dit « Satprem » (1923-2007), ce qui devait devenir l’une de ses occupations principales jusqu’à sa mort. Le résultat en fut le fameux et indigeste « Agenda » publié par Satprem : 6 000 pages en 13 volumes, où elle discourait interminablement pour exposer des vues aussi indigentes dans le contenu que dans la forme sur le « mental des cellules » ou l’avènement de l’homme « supramentalisé » et immortel… 

        Tandis qu’elle dévidait sans fin le filandreux bavardage de ses élucubrations, de ses souvenirs et de ses rêveries, certains Hindous peu scrupuleux, mais plus pragmatiques s’étaient accaparés la gestion matérielle de l’ashram pour le transformer en une véritable entreprise commerciale. Comme l’observa également Tara Michaël : « sous le prétexte de faire descendre la conscience sur le plan matériel, ils [les dirigeants de l’ashram] avaient acheté la plupart des maisons de Pondichéry, pour les louer à prix fort aux visiteurs et aux touristes étrangers, au grand dam des habitants locaux ».  

     Mirra Alfassa, dont on a vu qu’elle avait toujours été plus ou moins un « instrument » entre les mains d’autres personnes, servit de caution à cette entreprise en étant vénérée comme une « déesse » et exposée à la foule lors de darshan rassemblant parfois des centaines de disciples et de visiteurs. Elle-même avait plus ou moins fini par se persuader qu’elle était une incarnation divine : oubliant qu’elle avait été un temps l’humble support de la Shakti, elle se croyait désormais la Shakti divine en personne…

         Tara Michaël raconte encore qu’à la fin de sa vie Mirra Alfassa, « se concentra sur le changement de conscience de ses cellules, et prédisait qu’elle ne mourrait pas. Son immortalité malheureusement ne dépassa pas 95 ans, et dans ses dernières années elle ne pouvait plus se soutenir la tête, qui s’affaissait complètement en avant sur la poitrine ».

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Auroville : New Age et néo-colonialisme

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         Dans les années 1960 et 1970, sous l’effet du « mouvement hippie », on vit des Occidentaux toujours plus nombreux accourir à Pondichéry, attirés par les discours néo-spiritualistes de la « Mère ». Au fil des années, un conflit larvé commença à poindre entre les Hindous gestionnaires de l’ashram et ces Occidentaux, conflit dont le marché prohibitif de la location à Pondichéry était une des pierres de touche. C’est cette pression économique qui est au fond à l’origine de la création d’Auroville. Avec le parrainage de Mirra Alfassa, les Occidentaux entreprirent alors de fonder aux alentours de Pondichéry une « cité idéale ». Les « principes » de cette cité devaient s’appuyer sur une déclaration de Mirra Alfassa rédigée dans un esprit « rousseauïste » d’une naïveté et d’une mièvrerie confondantes :

« Il devrait y avoir quelque part sur la terre un lieu dont aucune nation n’aurait le droit de dire : “Il est à moi” ; où tout homme de bonne volonté ayant une aspiration sincère pourrait vivre librement comme un citoyen du monde et n’obéir qu’à une seule autorité, celle de la suprême vérité ; un lieu de paix, de concorde, d’harmonie, où tous les instincts guerriers de l’homme seraient utilisés exclusivement pour vaincre les causes de ses souffrances et de ses misères, pour surmonter ses faiblesses et ses ignorances, pour triompher de ses limitations et de ses incapacités ; un lieu où les besoins de l’esprit et le soucis du progrès primeraient la satisfaction des désirs et des passions, la recherche des plaisirs et de la jouissance matérielle. Dans cet endroit, les enfants pourraient croître et se développer intégralement sans perdre leur âme… »

       

           À partir de 1965, on donna corps à ce projet, et, sur les premiers terrains achetés à une dizaine de kilomètres au nord de Pondichéry, des communautés commencèrent à s’établir et à mettre en valeur un aride plateau de latérite avec la même ferveur que des kibboutznikim israéliens. La « Mère » ne manqua pas de baptiser les lieux de cette nouvelle « Terre promise » d’un nom censé résumer leur vocation : c’est ainsi que des dizaines d’Occidentaux vinrent s’installer et travailler à Hope, Promesse, Forecomers, Peace, Aspiration… Le 8 septembre 1965, Mirra Alfassa se rendit sur place pour y délivrer son « message » anti-traditionnel à l’attention des futurs bâtisseurs de la cité idéale : 

« Auroville veut être une cité universelle où hommes et femmes de tous pays puissent vivre en paix et en harmonie progressive au-dessus de toute croyance, de toute politique et de toute mentalité. Le but d’Auroville est de réaliser l’unité humaine ».

         

        Prétendre placer Auroville « au-dessus de toute mentalité » était évidemment une pure absurdité ; quant à la volonté d’être « au-dessus de toute croyance », cela consistait ouvertement en une répudiation de toutes les formes traditionnelles d’institution divine pour se placer en fait en-deça d’elles. Auroville était ainsi conçue comme une sorte de contrefaçon et d’inversion démoniaque du Paradis terrestre, où les Auroviliens (avec un seul « l » selon l’orthographe de Mirra Alfassa), se croyant « libérés » des formes au sein d’un grand jardin faussement « édénique », se retrouvaient en réalité isolés de toute influence spirituelle et privés de l’accès à toute doctrine et méthode permettant le Salut ou la Délivrance (2).   

      De ce point de vue, non seulement Auroville ne rompait pas avec le monde moderne contre lequel elle prétendait s’inscrire, mais elle était au contraire un aboutissement de toutes les rêveries sur un « état de nature » parodique qui ont envahi la mentalité occidentale depuis le XVIIIe siècle. En invitant les Auroviliens à se délester de tout élément qualitatif (à commencer par l’appartenance traditionnelle, mais aussi culturelle, ethnique et même sexuelle comme nous le verrons), Mirra Alfassa ramenait ceux-ci à de pures unités quantitatives. Ce n’était donc pas la réalisation de « l’unité humaine » qui pouvait sortir d’un tel projet, mais seulement l’uniformisation des êtres et des choses (3), exactement comme pour le reste du monde moderne, mais avec ce facteur aggravant qu’elle prétendait s’accomplir au nom usurpé de la spiritualité ; à cet égard, Auroville, sous une apparence faussement innocente, devait constituer l’avant-garde d’une phase encore plus avancée de la descente cyclique, dont il sera intéressant de surveiller les résurgences dans une certaine idéologie « écologiste » aujourd’hui promue à une bien plus large échelle.      

         Pour accomplir ce sinistre projet, les nouveaux arrivants s’évertuèrent pendant trois ans à réunir argent, publicité et main-d’œuvre. Ils réussirent à obtenir le soutien officiel de l’Unesco, tandis qu’un architecte français, Roger Anger, vint à Pondichéry pour coordonner le projet. Finalement, et de façon fort significative, c’est en 1968 qu’Auroville fut officiellement inaugurée, résumant en elle toutes les idées alors à la mode : un monde sans frontières, sans passeport, sans propriété et sans « religion », hormis le culte de la « Mère » elle-même, rendu dans un temple parodique appelé Matrimandir !

      Ce pseudo-temple, qui existe toujours, et dont Tara Michaël rappelle qu’il « rompait avec toutes les prescriptions des Âgama par sa forme géométrique de grosse boule ronde, un temple sans rites, sans culte, sans statue ni représentation divine, sans musique, sans fleurs, sans religion », présente l’aspect extérieur le plus grotesque qu’on puisse concevoir. Il est couvert de larges facettes de métal plaquées d’or qui le font ressembler à l’énorme balle de golf d’un improbable trophée. Si l’on se souvient du rôle des facultés médiumniques de Mirra Alfassa dans sa vie, on ne sera pas surpris d’apprendre qu’à l’intérieur de l’édifice, en son centre, a été placée à sa demande une imposante... boule de cristal ! La boucle psychique de l’absurde étant ainsi bouclée.

      Se livrant à une inquiétante parodie du symbolisme hindou du lotus et de la constitution duodénaire des centres initiatiques, Mirra Alfassa demanda à son architecte que douze « chambres de méditations » soient édifiées sous la forme de douze « pétales » entourant la sphère centrale du temple. On pouvait bien sûr compter sur elle pour baptiser également ces douze pétales : Sincérité, Humilité, Gratitude, Persévérance, Aspiration, Réceptivité, Progrès, Courage, Bonté, Générosité, Égalité, Paix. Douze jardins devaient enfin venir encercler le temple : Existence, Conscience, Félicité, Lumière, Vie, Pouvoir, Richesse, Utilité, Progrès, Jeunesse, Harmonie et Perfection….

       Après la mort de Mirra Alfassa en 1973, le conflit entre l’ashram de Pondichéry et Auroville éclata au grand jour, entraînant la séparation complète de l’un et de l’autre, et il semble durer encore jusqu’à aujourd’hui ; le premier, malgré diverses dérives, abus et quelques scandales, a toujours au moins un certain souci de transmettre les œuvres de Shrî Aurobindo – il est vrai que c’est maintenant sa seule raison d’être et la seule façon de préserver sa survie –, tandis que, dans la seconde, le culte exclusif de la « Mère » a définitivement éclipsé celui-ci !

         En dehors de quelques « anciens » (tous les fondateurs ont quitté Auroville ou sont morts), il s’agit maintenant surtout d’un regroupement de « réfugiés économiques » occidentaux, suffisamment fortunés toutefois pour disposer du capital financier indispensable à la résidence sur place. La disparité économique entre leur pays d’origine et l’Inde leur permet un niveau de vie matérielle très avantageux. Une bonne part d’entre eux reproduit ainsi désormais ce qui avait été combattu à l’origine, du temps de l’ashram, en devenant une vaste entreprise commerciale où le prix de la location par exemple n’est comparativement pas plus favorable que celui qui avait amené à la création d’Auroville...

       Au nombre stable d’environ deux mille individus, les Auroviliens bénéficient de la présence d’une main-d’œuvre très bon marché constituée de cinq mille Tamouls qui sont leurs employés. À ceux-ci s’ajoutent des Occidentaux dont les ressources plus restreintes ne leur permettent plus de quitter Auroville ; ils survivent comme ils peuvent, ceux qui n’ont plus de revenus touchent une allocation de 5 000 roupies (64 euros environ) par mois. La plupart des habitants, éparpillés dans diverses villas et résidences confortables en forêt, sont coupés de la tradition hindoue, et n’ont pas ou très peu de rapports avec elle.

      Pour ceux qui ne sont pas engagés dans diverses activités commerciales (tourisme, artisanat, commerce, informatique, nutrition, etc.) ou dans le domaine socio-écologique de l’agriculture, les occupations sont assez variées, allant du Watsu et du yoga à la Gestalt-thérapie, en passant par les multiples formes des activités néo-spiritualistes New Age. Si Auroville n’a pas de rapport effectif avec la charte présidant à sa fondation, mais cette charte inepte élaborée par Mirra Alfassa est tout à fait impossible à suivre, on peut sans doute dire qu’elle est, à son échelle, une réussite au point de vue matériel occidental. En revanche, c’est évidemment un échec complet au point de vue spirituel, si tant est qu’elle ait jamais eu un rapport quelconque avec la spiritualité authentique. Le danger de cette considérable imposture qu’est Auroville est évidemment de conduire dans une impasse et de faire perdre leur temps, voire leur vie, à certains de ceux qui ont une véritable vocation spirituelle.

       La période de probation, difficile à accomplir est, paraît-il, souvent reconduite pour les postulants venus du monde entier, les « new-comers », dont un Conseil décide de la « conformité » aux « idéaux » d’Auroville. En attendant, ils doivent fournir une activité bénévole pour la communauté qui a été parfois assimilée par certains à une forme déguisée d’exploitation (4). À cet égard, il est significatif que la population d’Auroville reste en nombre à peu près égal d’environ 2 000 à 2 500 personnes depuis des décennies (5). L’avertissement de Mirra Alfassa selon lequel le nombre de 50 000 habitants ne devait pas être dépassé n’est toujours pas à l’ordre du jour...

 

Satprem ou l’évolution à rebours

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            Nous avons évoqué la figure de Bernard-Satprem Enginger, qui recueillit et publia ses conversations avec Mirra Alfassa jusqu’à la mort de celle-ci en 1973. Il est aujourd’hui l’un des noms les plus connus de cette mouvance, et nous devons donc donner quelques précisions à son sujet.

         Né en Bretagne en 1923, cet individu fut vraisemblablement atteint toute sa vie par de graves désordres psychiques, peut-être en raison de son internement pendant un an et demi dans sa jeunesse dans le camp de concentration de Mauthausen pour avoir appartenu à un réseau de Résistance. Marqué par André Gide dans lequel il voyait son premier maître spirituel – fait qui démontre à lui seul la sévérité de son aveuglement –, et n’ayant pu suivre aucune voie traditionnelle authentique (il échoua à persévérer dans les deux voies qui l’acceptèrent successivement), il s’était installé à l’ashram de Pondichéry en 1953 pour se dédier entièrement à interviewer Mirra Alfassa et aux « recherches évolutives ».

         Après la mort de la (sa) « Mère », ne perdant pas...

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Benoît Gorlich

(À suivre)

 

 

La suite de cet article est exclusivement réservée à nos abonnés ou aux acheteurs du numéro 27 des Cahiers de l'Unité

RN 1
Mirra Alfassa sur le terrain de tennis

Mirra Alfassa et Barbier Saint-Hilaire (de dos) sur le terrain de tennis

RN 3
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Mirra Alfassa jouant au tennis
mirra alfassa la mère
mirra alfassa la mère

Bernard-Satprem Enginger

(1923-2007)

satprem
auroville new age
Satprem
R 4 5
RN 2
Citation

Pour citer cet article :

Benoît Gorlich, « La Biographie de Srî Aurobindo, Étude critique de Srî Aurobindo. Le rebelle et le sage par Luc Venet », Cahiers de l’Unité, n° 27, juillet-août-septembre, 2022 (en ligne).

 

© Cahiers de l’Unité, 2022  

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